Quelques extraits d’une correspondance entamée par le groupe  « Philosophie du regard » sur la relation entre chef-opérateur et réalisateur…

Une correspondance informelle en marge des réunions a permis de préciser nos réflexions sur des sujets divers, notamment sur le thème de la relation entre opérateur et réalisateur. Il a permis de mettre en évidence nos points de convergence, tout en faisant valoir la diversité des expériences personnelles. 

Renaud :

« Nous sommes professionnellement bien plus portés à transformer des mots en images que l’inverse, et rien ne me paraît plus naturel que cette réticence souvent exprimée à mettre sur le papier les réflexions que nous inspire notre pratique. Mais nous avons tous en nous de quoi nourrir ces réflexions, et c’est même une des raisons pour lesquelles nous avons décidé de nous rassembler dans cette Union.

En ce qui me concerne, une grande partie de mon travail consiste à verbaliser des idées floues, à mettre des mots sur des images, à faire coïncider mon propre lexique avec celui d’un auteur… Cette question du recours à l’écrit (ou, à tout le moins, à la parole structurée) trouve un écho direct avec une proposition émise dans le groupe au sujet du rapport réalisateur-opérateur, qui porte la trace concrète de la valse-hésitation qui unit et distingue l’image et le verbe.

Oui, je pense que parler de notre rapport avec les réalisatrices et les réalisateurs ouvre la porte à une foule d’aspects, artistiques, techniques, philosophiques, humains…

Je propose une piste de départ sous la forme d’une question toute simple : « En tant que collaborateurs de création, sommes-nous au service du film ou du réalisateur ? ».

C’est une question qui m’a beaucoup turlupiné et j’espère qu’elle puisse aussi éveiller votre intérêt : je me suis souvent trouvé dans des situations délicates, pensant œuvrer au même film qu’un réalisateur (ou une réalisatrice), mais me rendant compte, parfois trop tard, que les aspects liés aux rapports entre personnes pouvaient prendre le pas sur cette collaboration. »

Ned :

« Le réalisateur ou la réalisatrice me transmet sa manière de voir lors de nos échanges avant le tournage, mais aussi à tout moment pendant que nous tournons. Quand je suis au cadre sur un tournage documentaire par exemple, la vision du hors champ d’un réalisateur est plus vaste que la mienne, lui permettant de flairer une possibilité qui m’échappe et qui correspond à son intuition du film que nous faisons. Par exemple, il ou elle peut me souffler subitement une idée de plan qui nous détourne du travail en cours. Parfois ce changement de cap me bouscule, m’arrachant à mon apnée dans l’agir… mais son regard est porteur de sens et ouvre une porte qui me permet d’être davantage dans le film que nous faisons. C’est normal, car son point de vue est le seul qui peut relier toutes les étapes de l’élaboration du film.

Le travail en tandem permet à chacun de faire un pas de côté par rapport à l’option du travail engagé, à des moments différents et en fonction des intuitions personnelles. Ce partage du travail aide à affiner le devenir du film et à profiter des phénomènes imprévus. »

Charlie :

« La lumière est à chaque fois au service d’un propos qui la dépasse, on ne peut l’apprécier qu’en relation avec ce propos. Aucune description technique, aucun qualificatif plastique, n’a de prise sur cette relation…

… Si le film est insignifiant, la lumière l’est aussi. Bien sûr, l’opérateur peut réaliser une superbe performance technique, mais cela conduit à une esthétique vide, à une belle image qui se tait…

… Les matériaux dont disposent réalisateur et opérateur sont envisagés comme des instruments qui ont leur territoire propre et dont l’intervention se fait dans des registres très spécifiques et interactifs. De ce point de vue, chaque collaborateur de création devient un interprète parmi les autres. Et l’une des fonctions de la mise en scène est l’orchestration de cet ensemble. Chacun des solistes est donc dirigé par la mise en scène, comme le sont les comédiens. »

NB/ Ces propos sont extraits de l’Avant-Propos du livre de Charlie Van Damme: LUMIERE ACTRICE (Edition FEMIS 1987) et nous les incluons dans la correspondance sur le thème de la relation entre chef opérateur et réalisateur avec l’accord de Charlie.

Pascal :

« Je me réfère à ce que Philippe Rousselot disait sur Chabrol :

Chabrol considérait que le réalisateur était celui qui était à même de voir, et de voir le mieux possible. On ne peut se poser la question « comment je vois » qu’à condition de commencer à voir. Tout est affaire de regard, et pour n’être que ce regard, il faut ne faire que cela, et oublier ce qu’on croit savoir, le texte qu’on a lu, ainsi que les images avec lesquelles on l’a préalablement illustré.  »

Claire :

« Les meilleures collaborations ont eu lieu à partir d’un désir fort du réalisateur ou de la réalisatrice. Qu’il soit formulé par des écrits, des paroles, des références d’images ou lors de repérages, je constate que c’est ce désir, avec l’imaginaire qui va avec, qui me permet de voir des directions, des partis possibles et de pouvoir faire des propositions concrètes (cadre, lumière, axe, focale…), mais aussi de s’accorder sur la méthode propre à chaque tournage vis à vis des personnes, comédiens et les priorités d’interventions. Tout simplement c’est lorsque nous nous ressentons complémentaires, complices d’une même aventure. »

Isabelle :

« Qu’est-ce que l’on laisse émerger de l’autre en soi, de soi en l’autre et comment cela se nourrit dans l’exercice de notre regard ?

Cette part souterraine qui traverse tout film, ne peut trouver de forme ou de voix pour s’exprimer et s’inscrire que parce qu’il a été habité.

Habité d’un désir nourri par la puissance de celui d’un réalisateur ou d’une réalisatrice et de tous les membres d’une équipe à sa suite.

En pensant aux mots justes de Claire à propos du rapport avec la réalisation, la métaphore de l’enfant m’a travaillé ces temps-ci. « Les meilleures collaborations ont lieu à partir d’un désir fort… »

Les films, comme tout les êtres humains, sont le fruit avant tout d’un désir fort et d’une élaboration avec la réalisation sur lequel nous nous greffons, projetons. Un désir que nous habitons, accompagnons, accouchons, arrosons, alimentons, nourrissons, digérons. Un désir que nous faisons notre, que nous nous approprions, transformons et que sais-je encore.

En ce sens nous sommes des interprètes, peut-être ne pouvons-nous nous exprimer qu’à travers d’autres ?

A travers le désir d’autrui, à travers la question d’autrui dans laquelle nous nous immisçons et qui nous renvoie en miroir à la notre ?

Et peut-être, pour ma part, ne puis-je approcher ma question, mon désir de front ?

Nécessité de passer par un tiers pour accéder à soi et au monde ?

Qu’en est-il pour vous ? »

Thomas

« Après une discussion téléphonique avec un réalisateur ce matin même, je me disais que cet échange était bien ce qu’on pouvait appeler une philosophie du regard. Dans notre discussion à la fois technique et artistique, il y avait une intention, une direction, une vision partagée, étayée par nos expériences individuelles (lui de son côté avec d’autres chefs-opérateurs, moi du mien avec d’autres réalisateurs) et communes (on a tourné ensemble tellement de projets différents, dans des configurations tellement différentes). On parlait de focales, de positions de caméra, de découpage, on sur-investissait telle valeur de plan parce que les références du moment nous y invitaient – parce qu’elles l’intéressaient particulièrement lui et parce que j’étais tout à fait réceptif. On aime travailler ensemble parce que nous nous comprenons implicitement et explicitement, en ressenti, et en raccrochant je me suis dit que c’était un des grands bonheurs de mon métier : avoir des discussions intellectuelles, conceptuelles, alimentées par cette expérience très concrète qu’est le tournage. Les mains dans le cambouis et la tête dans les étoiles.

C’est vrai que nous travaillons avec le désir d’un autre, le réalisateur, qui vient chercher dans notre compagnonnage une interaction créative, une émulation qui devient une rencontre en acte, qui nourrira notre film commun. Mais c’est aussi parce qu’à certains moment cette rencontre n’avait pas lieu, ou que je me demandais si elle aurait lieu un jour, ou si elle se représenterait, que j’en suis venu à réaliser mes propres films, essentiellement documentaires dirons-nous. Films que j’ai évidemment en très grande majorité réalisé derrière la caméra. En vous en parlant ici, je me rends compte que je suis devenu chef-opérateur en pensant que si personne ne s’intéressait à mes histoires je pourrais au moins essayer de les mettre en œuvre par moi-même. Puis devenu chef-opérateur, je me suis mis à réaliser des films que j’aurais aimé qu’on me propose en tant que chef-opérateur. Ce double regard de réalisateur et d’opérateur, que je dissocie assez facilement, c’est peut-être ce qui fait que j’ai parfois l’impression de ne pas avoir à faire avec tout le monde, pour reprendre l’expression d’Isabelle. Ou plutôt que certains réalisateurs ou certaines réalisatrices ne pensent pas avoir à faire avec un chef-opérateur qui puisse accepter quand cela se présente de porter son désir le plus loin possible.

Pour les autres, je crois qu’ils prennent avec estime et satisfaction l’idée que dans leurs films il y ait un peu de nous. »

— Le Groupe Philosophie du Regard