Face aux tragédies humaines, la question pourrait se poser simplement : que peut le cinéma documentaire ?

Le 17 juillet 2014, un Boeing 777-200ER de la compagnie Malaysia Airlines assurant un vol d’Amsterdam à Kuala Lumpur, le MH17, s’écrase dans l’est de l’Ukraine, tuant les 298 personnes à bord. Une enquête internationale établira alors que l’avion a été abattu par un missile sol-air Buk 9M38M1, de conception russe, tiré depuis une zone contrôlée par les séparatistes prorusses de la région de Donetsk.
Cet attentat terrible aux résonances internationales, ainsi que l’enquête et le procès auquel elle a donné lieu, a révélé l’implication directe de la Russie, dont on a pu mesurer par la suite le projet dans son ensemble avec l’invasion à grand échelle de l’Ukraine en 2022.
Primé à Sundance et à La Berlinale sélectionné et célébré par la suite dans de nombreux festivals de par le monde, « Iron Butterflies » était également présent cette année à Camerimage. Réalisé par Roman Liubyi, ce long métrage documentaire explore toutes les facettes de la tragédie, de la conception de l’arme utilisée jusqu’aux portraits de certaines de ses victimes…
Et en parallèle du travail journalistique, dont on attend qu’il documente, le film donne à voir ce que peut le cinéma, qui raconte, déploie l’imaginaire, étend le récit des faits et de ses conséquences là où on ne l’attend pas.

Kinoko à Camerimage

Nous avons voulu en savoir plus sur le contexte et la fabrication de ce film bouleversant, en discutant avec Andrii Kotliar (en visio), directeur de la photographie d’Iron Butterflies, et Anastasia Tykha (rencontrée sur place), directrice de programmation du festival KINOKO, un festival de cinéma ukrainien hébergé par Camerimage depuis « l’invasion à grande échelle », le terme communément employé pour désigner la guerre déclarée de la Russie envers l’Ukraine.
Anastasia, Andrii et Roman, le réalisateur du film, ont comme beaucoup de jeunes gens participé aux manifestations de la « révolution de la dignité », dite de Maïdan, entre fin 2013 et 2014. Étudiants en cinéma, il documentent à leur façon ce moment historique et perpétuent par la suite leur engagement au sein du collectif Babylon ’13. C’est donc toute une génération de jeunes cinéastes qui se trouve ainsi viscéralement imprégnée d’un esprit de résistance, alors que l’industrie cinématographique nationale continue de se développer. On tourne à Kiev des longs-métrages, des publicités, pour des productions locales ou internationales, jusqu’en 2022.
Les années précédentes, le festival Kinoko s’était développé comme un festival dédié à l’art de la cinématographie, certes modeste mais exigeant, dans le sillage du festival Camerimage, avec qui il entretient des liens historiques. Depuis le déclenchement des hostilités, la mobilisation et la solidarité européenne s’est manifestée de diverses manières, y compris au niveau culturel, avec l’Ukraine en guerre, et c’est donc naturellement que Camerimage s’est engagé en hébergeant le festival avec un programme de 4 films reflétant les défis rencontrés par l’industrie cinématographique ukrainienne, déstabilisée par l’épidémie de COVID 19 suivie dans la foulée de l’invasion russe à grande échelle.

Une investigation cinématographique

Iron Butterflies, de par son sujet, impose une forme de solennité, mais au-delà de l’émotion, le réalisateur et son équipe ont créé un véritable objet filmique qui parvient à placer le spectateur au cœur de l’extraordinaire densité des implications autour du crash du MH17.

Le film débute par une visite aux sein des archives ukrainiennes, où nous est montré un film de propagande sur le missile Buk. Dans cette séquence glaçante, l’équipe de tournage se filme en blouses blanches et masques chirurgicaux sur le visage, comme s’ils se trouvaient sur une scène de crime. Le ton est donné, qu’il s’agisse du dispositif d’investigation au sens large ou du poids de la propagande russe.
Autour du moment d’interception du Boeing par le missile, Iron Butterflies est subtilement construit de fragments divers mais aussi de types d’imagerie très variés : rushes documentaires classiques tournés pour le film, « found footage » trouvés sur internet, rushes au téléphone portable filmés par un des personnages du film sur le lieu du crash, film d’animation réalisé à partir de dessins d’enfants, archives télévisuelles russes, séquences N&B très chorégraphiées proches du film de danse…
On voit l’aéroport d’Amsterdam, on suit la trajectoire du vol via l’application Flight Radar, on entend les conversations des séparatistes, on découvre l’épave et les alentours filmés par un journaliste d’Associated Press, qui a pu avoir un accès autorisé et sous haute surveillance. On voit les photos issues de réseaux sociaux des séparatistes prenant la pose au milieu des décombres, on voit les experts russes répandre la propagande officielle dans des talk shows outranciers pour se disculper de tout…

Il fallait remettre du sens, du sensible, au-delà de ces documents édifiants et scabreux. Et c’est ce qu’a fait l’équipe du film, toujours sur le fil entre la peine, la résilience et la poésie.

À travers les images subjectives de Robbie, un néerlandais ayant perdu sa cousine et son compagnon dans le crash. Robbie parvient à se rendre sur le lieu du crash en Ukraine, évoque le jeune couple disparu sur une de ses propres compositions musicales. On le retrouve également lors des conférences d’investigation menées par la justice néerlandaise…


À travers ces séquences en noir et blanc, qui mettent en scène des soldats dans une campagne délabrée. Leur visages sont pixelisés, pour rappeler sans doute que la propagande masque les responsabilités. Leurs mouvements, dont on attend la brutalité, se transforment pourtant en gestes déterminés et chorégraphies, comme dans un film de danse. Au delà des apparences.
À travers cette séquence d’animation constituée de dessins d’enfants (inspirée de l’expérience de Roman, le réalisateur, dans le film d’animation) où un oiseau dans la soute du MH17 aurait finalement pu s’échapper de sa cage à la suite du crash…
À travers cette séquence où la fille de Roman joue avec les sous-munitions shrapnel du missile Buk, dont la forme rappelle celle du papillon, qui ont criblé le cockpit du Boeing opérant le MH17.
À travers ce magnifique plan large sous la neige, dans la nuit à l’aéroport, où un des personnages nous raconte avec émotion la disparition de ces chercheurs passagers du vol, venant rendre compte de leurs découvertes à une conférence internationale sur le SIDA en Australie…
À travers cette ultime séquence, très brute, du début de la guerre à grande échelle sur le sol ukrainien, tournée dans la ville d’Irpin, qui décrit sobrement et terriblement ce à quoi est confronté le pays.

Filmer, c’est résister

De part l’histoire, les Ukrainiens ont une grande expertise de la propagande russe, ainsi, depuis 2014, Roman, Anastasia, Andrii et toute l’équipe, comme de nombreux Ukrainiens, avaient l’intuition que les Russes ne s’arrêteraient pas au Donbass. En 2019, lorsque Roman s’intéresse à l’histoire du MH17, la justice néerlandaise n’a pas encore rendu son jugement… Un verdict et une condamnation plus tard, fin 2022, la Russie a déclenché la guerre à grande échelle depuis février de la même année. Si on peut descendre un avion de ligne et ne subir aucune conséquence directe et manifeste, pourquoi s’arrêter là?

L’invasion du pays a évidemment mis la production du film en pause durant 6 mois, puis le film a pu voir le jour grâce au European Solidarity Fund for Ukrainian films qui est intervenu en soutien à la post-production.
Ce fond spécial continue à aider l’industrie cinématographique ukrainienne, autant que faire se peut: tourner un film en temps normal c’est faire face à beaucoup d’incertitudes, mais en temps de guerre, tout peut arriver. Coupures d’électricité, approvisionnement, couvre-feu… Alors que le pays a des techniciens expérimentés, ne serait-ce même que monter une équipe peut s’avérer complexe, les hommes et les femmes valides pouvant être appelés à passer l’uniforme, avec de possibles drames. Depuis le début de la guerre à grande échelle, l’équipe d’ « Iron Butteflies » a ainsi perdu trois de ses membres: le responsable de la pitotechnie est mot au combat, un membre de l’équipe décoration et le recherchiste (pour les archives) ont disparu. Le chef électricien d’Andrii a été blessé à l’œil…

Dans un tel contexte, la fiction est en souffrance et la production documentaire en résistance. Mais quand bien-même le cinéma passe au second plan, comme le dit Andrii, quoi qu’il arrive, « face aux Russes qui essaient de voler notre joie de vivre, il est important de faire ce que nous faisons ».

Merci à Anastasia Tykha et Andrii Kotliar.

* * * ENGLISH VERSION * * *

Iron Butterflies: Autopsy of a Mass Murder

When faced with human tragedies, one might simply ask : what can documentary cinema achieve ?

On July 17, 2014, a Malaysia Airlines Boeing 777-200ER flying from Amsterdam to Kuala Lumpur (flight MH17) crashed in eastern Ukraine, killing all 298 people on board. An international investigation later determined that the plane had been shot down by a Buk 9M38M1 surface-to-air missile of Russian design, launched from an area controlled by pro-Russian separatists in the Donetsk region.
This harrowing attack, with international ramifications, and the subsequent investigation and trial, exposed Russia’s direct involvement. Later events would reveal the broader scope of Moscow’s ambitions, culminating in the full-scale invasion of Ukraine in 2022.

Awarded at Sundance and the Berlinale and celebrated at numerous festivals worldwide, Iron Butterflies, directed by Roman Liubyi, was also screened this year at Camerimage. This feature-length documentary explores every facet of the tragedy, from the weapon’s design to the lives of some of its victims. In parallel with its journalistic work, the film demonstrates what cinema can achieve: telling stories, expanding the imagination, and deepening the narrative of events and their consequences in unexpected ways.

Kinoko at Camerimage

To learn more about the context and creation of this poignant film, we spoke with Andrii Kotliar (via video call), director of photography for Iron Butterflies, and Anastasia Tykha (interviewed on-site), programming director of the Ukrainian film festival KINOKO. Since Russia’s full-scale invasion, this festival has been hosted by Camerimage.

Anastasia, Andrii, and Roman, the film’s director, were among the many young people who participated in the « Revolution of Dignity, » also known as the Maidan protests, between late 2013 and 2014. Then students in film, they documented this historical moment in their own ways, later continuing their commitment as part of the Babylon ’13 collective. This generation of young filmmakers carries a deep spirit of resistance as the Ukrainian film industry develops further.
Until 2022, Kyiv was producing feature films, commercials, and both local and international projects. In previous years, the Kinoko festival had grown as a modest but rigorous celebration of cinematography, following in the footsteps of Camerimage, with which it has historical ties. Since the invasion, European solidarity has been expressed in various forms, including cultural support for Ukraine during the war. Naturally, Camerimage embraced Kinoko by hosting a program of four films reflecting the challenges faced by Ukraine’s destabilized film industry, which had already endured COVID-19 disruptions before the Russian invasion.

A cinematic investigation

Iron Butterflies demands solemnity due to its subject matter. Yet beyond the emotion, the filmmakers have created a profound cinematic work that immerses viewers in the extraordinary complexity surrounding the MH17 crash.

The film opens in Ukraine’s archives, showing a propaganda film about the Buk missile. In this chilling sequence, the filmmakers appear in lab coats and surgical masks, as if they were examining a crime scene. This sets the tone, encompassing both the broad investigative framework and the weight of Russian propaganda.

Around the moment the missile struck the Boeing, Iron Butterflies weaves together a rich tapestry of fragments and diverse imagery: traditional documentary footage, found internet videos, mobile phone clips from a witness at the crash site, animated sequences based on children’s drawings, Russian television archives, and choreographed black-and-white scenes reminiscent of dance films.

 

Viewers see Amsterdam’s airport, track the flight path via FlightRadar, hear separatists’ conversations, and witness footage of the wreckage filmed by an Associated Press journalist under strict surveillance. They see social media images of separatists posing amidst the debris and Russian experts spreading official propaganda on bombastic talk shows to deflect responsibility.

Amid these startling and grim materials, the filmmakers restore sensitivity and meaning. This is achieved in several ways.

Through this sequence with Robbie, a Dutchman who lost his cousin and her partner in the crash, visits the site in Ukraine and mourns the couple through his own musical compositions.

Through soldiers depicted in a desolate countryside with pixelated faces, their propaganda-obscured responsibilities contrasting with their movements, choreographed into gestures of defiance.

Through an animated sequence featuring a bird escaping its cage aboard the MH17, inspired by the director’s background in animation.

Through a poignant moment where the director’s daughter plays with shrapnel fragments from the Buk missile, shaped like butterflies, which pierced the Boeing’s cockpit.

Also through a snowy airport night scene where a character recalls the researchers lost in the crash en route to an AIDS conference in Australia.

And through the raw depiction of the war’s onset in Yrpin, filmed during Russia’s full-scale invasion, capturing the harrowing reality faced by Ukraine.

Filming is resisting

Given their history, Ukrainians are well-versed in countering Russian propaganda. Since 2014, Roman, Anastasia, Andrii, and many others sensed that Russia wouldn’t stop at the Donbas. In 2019, when Roman began researching MH17, the Dutch courts hadn’t yet delivered their verdict. By late 2022, after the judgment and condemnation, Russia had launched its full-scale war. The question remained: if a passenger plane could be downed with impunity, what limits would there be?

The invasion stalled the film’s production for six months, but Iron Butterflies was completed thanks to the European Solidarity Fund for Ukrainian Films, which supports the industry under dire circumstances. Making a film under normal conditions involves uncertainties; in wartime, everything is unpredictable—power outages, curfews, supply issues. Ukraine’s skilled professionals also face challenges in assembling teams as many are drafted into the military. Since the war began, Iron Butterflies has lost three crew members : the pyrotechnician who was killed in action, a set designer and an archival researcher who both disappeared, probably killed. The chief electrician was also injured.

In such circumstances, fiction suffers whereas documentary filmmaking resists. Even though survival now takes precedence over cinema, as Andrii aptly puts it: « Faced with Russians trying to steal the joy from our lives, it’s important to keep doing what we do. »

Thank you to Anastasia Tykha Andrii Kotliar.
Check out the movie’s trailer here.