Après une longue carrière dans le cinéma, Bruno Nuytten, chef opérateur pendant près de 20 ans et réalisateur de quatre films, se dirige vers la photographie. Il expose ses photos au centre d’art contemporain de Toruń du 13 au 25 novembre 2021, dans le cadre du festival de Camerimage.
Retour sur la rencontre avec Bruno Nuytten, menée par Yonca Talu et traduite en anglais par Léo Hinstin, AFC, retraçant son parcours, ce qui l’a mené jusqu’à la photographie et de son rapport aux images, fictives et « réelles ».

Tout le long de la rencontre, de nombreux extraits de films qu’il a photographié sont projetés, à l’exception de “Le Feu follet” de Louis Malle, photographié par Ghislain Cloquet, qui a d’emblée soulevé la problématique de la restauration des films faite sans leurs chefs opérateurs. Lors de la projection, Bruno Nuytten redécouvre la scène avec déception : il ne reconnait pas du tout le travail du directeur de la photographie, qui avait l’habitude de travailler avec beaucoup de nuances de gris subtiles, “presque comme une couleur dans le noir et blanc” dit-il.
Les images des films suivants le contrarient de la même manière, les restaurations dénaturant le travail de la prise de vues effectué à l’origine. Par exemple, “Les Sœurs Brontë” d’André Téchiné avait initialement une image sombre avec un ciel riche dans les tons bleus et verts et se retrouve avec une image bien trop éclaircie et un ciel blanc surexposé. Il en était de même pour “Possession” de Andrzej Zulawski, où l’image supposée être sombre et froide s’est retrouvée trop claire et chaude, à l’encontre totale de ce qu’avait imaginé Bruno Nuytten.

 


Photo : Filip Tuchowski

 

Retour en 1967, étudiant à l’INSAS à Bruxelles, Bruno Nuytten y rencontre Ghislain Cloquet, son professeur, qui enseigne les seuls cours qu’il aime et pour qui il devient assistant caméra. Ce qui intéresse Nuytten, c’est la technique au cinéma : comment transformer une invention en un moyen d’expression et comment le cinéma a commencé à être fictionnalisé. Très vite, après avoir également été assistant de Ricardo Aronovich et Claude Lecomte, il se rend compte qu’il n’est pas très bon et que ça ne l’intéresse pas vraiment. Il devient alors chef opérateur, toujours très proche de la manière de travailler de Ghislain Cloquet, dont le travail l’a beaucoup inspiré. Le cinéma expressionniste allemand en noir et blanc et le cinéma underground l’inspirent également fortement, de part leurs techniques “bricolées”, expérimentales, qui brisent les règles. C’est d’ailleurs les raisons qui le poussent à aimer les films à petit budget, où l’on se débrouille avec deux bouts de ficelles. Après un film à grand budget, il aime se ressourcer en faisant un petit film derrière, où il retrouve ses marques et les techniques qu’il aime employer. Bruno Nuytten aime les trucages faits sur le plateau, directement enregistrés dans la caméra : le matte painting, des effets bricolés avec des miroirs ou le flashing (postlumination). Les fondus enchaînés et fondus au noir sont des effets qu’il évite autant que possible de reproduire en labo après développement.

Il n’a pas l’ambition d’être perçu comme un grand directeur photo et se fiche des récompenses, il souhaite simplement faire des images, en bricolant. Toujours débrouillard et autodidacte, il expérimente sans hésiter, même s’il n’est pas sûr que ça fonctionne. Il avait un jour lu un article dans l’American Cinematographer sur le flashing, technique utilisée alors par Vilmos Zsigmond, ASC. Il avait mal interprété l’article et sur le tournage de “Barocco” (réalisé par André Téchiné), au lieu d’exposer sa pellicule avant la prise de vue à une lumière faible, il avait bricolé un système improbable avec une vitre éclairée latéralement et un dimmer, qui n’avait rien à voir et qui était difficile à contrôler mais qui a très bien marché sur le moment. Vilmos Zsigmond lui a d’ailleurs demandé comment il avait réalisé cet effet quelques années plus tard lors d’une rencontre et a trouvé Bruno Nuytten très perturbé à ce propos, tellement l’effet était par trop aléatoire et incontrôlable, mais c’est le genre d’accident heureux qu’il aime faire advenir sur le plateau, grâce à une capacité d’expérimentation et d’adaptation audacieuse.

 


De gauche à droite : Léo Hinstin, AFC, Yonca Talu, Bruno Nuytten – Photo : David Quesemand

 

Après une belle carrière de chef opérateur, il commence à avoir des problèmes de santé qui rendent le cadrage trop compliqué et décide alors de se diriger vers la réalisation (à partir de 1988). Néanmoins, il aime toujours le plateau et supporte mal ces périodes qui précèdent ou qui suivent le tournage. Après quatre films, il arrête la réalisation. Peu à peu, il s’était fatigué du cinéma et compare cette passion qui s’éteint à une histoire d’amour qui s’essouffle. Lors du dernier film qu’il a tourné, « Jim, La Nuit », il se retrouve à filmer une scène avec des ours sur une patinoire, sans protection, avec une machine à glace cassée et un dompteur ukrainien sans arme qui criait de tous les côtés aux ours. Cette situation lui paraît tellement étrange et improbable qu’il trouve d’un coup la réalité plus intéressante que la fiction et n’a pas envie de déclencher l’enregistrement de la caméra, ce que son assistante fait à sa place.
Avec le sentiment persistant d’avoir été trop loin de la réalité pendant trop longtemps, il décide d’arrêter le cinéma pour se concentrer sur le réel.

 

Après une pause de plus de 10 ans et suite au film documentaire sur son travail réalisé par Caroline Champetier en 2015 (« Nuytten/Film »), il a accepté l’invitation de travailler avec Le Fresnoy, le Studio National des Arts Contemporains à Tourcoing, pour lequel il se devait d’avoir un projet personnel. C’est dans ce cadre qu’il commence un journal photographique et se retrouve à nouveau à capturer des images, cette fois-ci fixes et verticales. “Je n’arrive pas à rentrer dans la réalité, c’est un peu embêtant”, dit-il.

 

Article sur l’exposition photo de Bruno Nuytten à Toruń pour Camerimage ici.

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ENGLISH VERSION
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After quite a long career in the cinema industry, Bruno Nuytten, who has been cinematographer for nearly 20 years and a four films director, turns to photography. He exhibits his photographs at the Contemporary Art Center in Toruń from November 13th to 25th, 2021, as part of the Camerimage festival.
Here is a look back at the meeting with Bruno Nuytten, led by Yonca Talu and translated by Léo Hinstin, AFC, retracing his career, what led him to photography and his relationship to fictional and “real” images.

Throughout the meeting, numerous extracts from films that he photographed are shown, with the exception of “The Fire Within” by Louis Malle, photographed by Ghislain Cloquet, that immediately raised the concern about film restoration without their cinematographers. During the screening, Bruno Nuytten rediscovers the scene with disappointment : he does not recognize the cinematographer’s work at all, who used to work with a lot of gray subtle shades, “almost like a colour within black and white” he says.
The images in the follow up movies similarly upset him, the restorations misrepresenting the original work made on set. For example, André Téchiné’s “The Brontë Sisters” initially had a dark look with a blue and green toned rich sky and ended up with an overall far too bright image and an overexposed sky. The same happened to Andrzej Zulawski’s “Possession”, where the supposedly dark and cold look ended up too bright and warm, completely opposed to what Bruno Nuytten had planned.

 


Photo : Filip Tuchowski

 

Back in 1967, as a student at INSAS in Brussels, Bruno Nuytten met Ghislain Cloquet, his teacher who taught the only courses he liked and for whom he became a camera assistant later on. The technique is what really captivates Nuytten in cinema : how to transform an invention into a means of expression and how cinema began to be fictionalized. Shortly after being Ricardo Aronovich and Claude Lecomte’s camera assistant, he realizes that he is not very good at it and that it does not really bring interest to him. He then decided to become a cinematographer, always very close to Ghislain Cloquet’s work style, which deeply inspired him. German expressionist black and white cinema and underground cinema were also strongly inspiring with their “patched-up”, experimental and rule-breaking techniques. It is also part of the reason as why he likes to work on low budget films, where it is possible to manage anything with next to nothing. After a big budget film, he likes to recharge his batteries by working on a small film right after, where he can retrieve his landmarks and the techniques he likes to apply. Bruno Nuytten likes to have his special effects made on set, directly in camera : matte painting, mirror rigs or flashing. Crossfades and fades to black are effects that he avoids as much as possible to reproduce in the lab after the film is developed.

He doesn’t have the ambition to be recognized as a great director of photography and doesn’t care about awards, he simply wishes to make images, by tinkering. Always resourceful and self-taught, he experiments without hesitation, even when not sure that it will work. He once read an article in the American Cinematographer about flashing, a technique then used by Vilmos Zsigmond, ASC. He had misinterpreted the article, and on the set of “Barocco” (directed by André Téchiné), instead of exposing the film to a low light source before shooting, he had made up an insane rig with a side-lit pane and a dimmer. It was nothing comparable and was extremely difficult to control but worked very well for this scene. Vilmos Zsigmond asked him how he had achieved this effect a few years later on, during a meeting and felt unsettled by Bruno Nuytten’s technique because of the too random and too uncontrollable effect. However, this is the kind of happy accident that he enjoys, thanks to an ease for experimentation and fearless adaptation he has.

 


From left to right : Léo Hinstin, AFC, Yonca Talu, Bruno Nuytten – Photo : David Quesemand

 

After a successful career as a cinematographer, he began to have health issues, that made camera operating too complex to him, leading Nuytten towards directing (from 1988). Nevertheless, he still loves the set and gets less along with what comes before and after shooting. After four films, he stops directing. Slowly, he had grown tired of cinema and compares this passion to a running out of steam love story. During his last movie, “Jim, La Nuit”, he finds himself filming a scene with bears on an ice rink, without protection, with a broken ice machine and an unarmed Ukrainian tamer screaming to the bears in all directions. The situation seems so strange and implausible to him that he suddenly finds reality more interesting than fiction and does not want to trigger the camera record button, which his assistant does for him.

With the stubborn feeling of having been too far away from reality for too long, he decides to stop working in the cinema industry and to focus on reality.

After more than a 10 years break, and following-up Caroline Champetier’s documentary film on his work in 2015 (“Nuytten/Film”), he agreed on the Fresnoy invitation (National Studio of Contemporary Arts in Tourcoing, France) to work with him, for which he had to lead a personal project. This is when he then begins a photographic journal only to find himself capturing images again, but this time still and vertical. “I can’t get into reality, it is a bit of a hassle”, says Nuytten.

 

Article about Bruno Nuytten’s photo exhibit in Toruń for Camerimage here.