Lorsque Frank Bellocq me pitche pour la première fois la série à grand renfort de mimes et de bruitages, ce qui me marque le plus c’est son insistance sur l’effet papillon avec la théorie de la physique quantique sur la distorsion temporelle : le fait de changer un maillon de sa vie passée pour se créer un nouveau présent, sans en maîtriser tous les aspects. Les références fusent de Retour vers le futur à Interstellar, en passant par Un jour sans fin ou autre Matrix, histoire de nourrir les ambiances visuelles de chaque épisode.
Eliott, jeune trentenaire, vendeur modeste d’une boutique d’électroménager de banlieue vit avec sa sœur handicapée. Alors qu’il cherche un moyen de gagner plus d’argent pour demander sa fiancée en mariage, il souhaite revendre à une plateforme son ancienne adresse mail. Au moment de l’envoi, tout disjoncte. Il se prend une châtaigne et lorsque le courant revient, il se retrouve en contact avec lui-même lorsqu’il avait 10 ans. Les deux Eliott vont alors communiquer pour essayer d’améliorer leur quotidien.
Différencier les époques.
Le récit repose sur la mise en parallèle de 2 temporalités distinctes mais synchrones. Les 2 Eliott vivent simultanément les mêmes jours du mois de septembre en 2001 et en 2022. Il fallait donc trouver une façon clairement identifiable de distinguer chaque temporalité. Même si, pour des raisons évidentes de production, nous avons choisi de tout tourner en numérique, l’idée initiale était de se rapprocher le plus possible d’un rendu type argentique pour 2001 (support le plus couramment utilisé à l’époque) et un rendu plus lisse et numérique pour 2022.
Très tôt, j’ai fait des pré-essais afin d’explorer la souplesse d’exposition et la texture d’image sur 3 caméras : Arri Alexa Mini, Red Gemini 5K (dual ISO) et Sony Venice. Dès le départ je souhaitais utiliser 2 bases d’expo différentes pour chaque époque et gérer à la fois la répartition de la dynamique et le rendu du bruit résiduel comme 2 supports distincts. Ces essais m’ont rapidement conforté et je suis parti en Sony Venice que je n’ai utilisée qu’en base 2500. Son rendu des couleurs en XOCN est très riche et les capacités d’étalonnage en ACES sur le Raw sont impressionnantes, surtout aux vues des contraintes que je m’étais fixées. Mes premiers tests m’ont permis de voir qu’à cette base de 2500, le rendu me semblait plus juste à 2000 ISO. Afin de bien distinguer les époques, j’ai donc décidé de tout sous-exposer d’un diaph pour la partie 2001 en prenant la caméra à 4000 ISO (mais toujours réglée à 2000EI) et inversement de tout surexposer d’un diaph pour la partie 2022 en la prenant à 1000 ISO. Sur le plateau, j’avais des Luts de visualisation qui me permettait de corriger cette exposition directement sur les moniteurs. Il en résulte une granulation et une dynamique de base pour 2001 intéressantes et des aplats de couleurs combinés à des hautes lumières moins laiteuses et plus crues pour 2022.
Sur cette base, l’évolution visuelle de 2001 repose à la fois sur une montée de granularité du support et de contraste à la lumière. Le jeune Eliott est partagé en permanence entre lui-même plus âgé de 20 ans et un psy manipulateur qui se rend vite compte que l’enfant a un véritable don et donc qu’il peut s’en servir. Cette manipulation a pour effet de dégrader la vie du jeune garçon, d’effriter son insouciance et donc de la bruiter ! J’aime bien utiliser en étalonnage une émulation de pellicule comme base de contraste et de rendu couleur. A l’aide d’une DCTL reproduisant la 5383 de Kodak, Stéphane Azouze, mon étalonneur, a quantifié et gradué la dureté du contraste global de l’image, sur laquelle on a ensuite ajouté du grain film de type S16 partant de 0 jusqu’à 35%. Je m’étais fixé des scènes clefs dans le scénario afin de faire évoluer cette texture et de durcir aussi le niveau de contraste sur le plateau en jouant sur les principales directions de lumière.
Pour les rendus de 2022, nous sommes aussi partis de la même émulation de positive, sans ajout de bruit. Avec cette surexposition, la Venice donnait un rendu plus métallique, proche du mercure qui m’intéressait dans tout ce qu’elle ramène de brillance. Les hautes lumières claquent tout en gardant de l’information. Au fil des 6 épisodes, Eliott (joué par Kev Adams) traverse 4 réalités principales, avec 2 sous-réalités. Il fallait donc garder une homogénéité globale, tout en la faisant évoluer de façon cohérente. Chaque épisode porte le nom d’un des personnages de la série et avec Frank, nous nous sommes donnés une palette couleurs sur laquelle nous avons travaillé autour de chacun de ces personnages.
- La réalité 1 représente la situation initiale, celle du quotidien qui semble morne et anodin : la représentation de l’ordinaire.
- La réalité 2 représente l’illusion d’une réussite sociale, dans laquelle Eliott commence à perdre pied, en même temps qu’il perd la femme qu’il aime. D’une tonalité plus froide et plus contrastée que la précédente, c’est le début des ennuis.
- La réalité 3 représente l’illusion d’une réussite amoureuse. Elle est faussement chaleureuse avant de révéler toute la tragédie qui se cache dans le passé. Les pourpres du Rouge au Lavender rehaussent une palette printanière finalement peu réconfortante.
- La réalité 4 représente l’apogée de la dystopie et du cauchemar. C’est l’enfer sur terre, avec la perte de tous les repères spatio-temporels.
Pour accentuer cette dissociation, je voulais avoir 2 rendus optiques différents. Grâce au soutien de Frank Graumann, de Transpacam, j’ai pu partir avec 2 séries fixes : des Cooke S5i et des Leitz Summicron. Les Cooke étaient vraiment fabuleux dans leur rendu à la fois chaleureux, doux et très piqués sur les courtes focales. J’ai usé de nombreux flares, accentués par un halo propre aux filtres Glimmer, qui ont fini par caractériser véritablement les 2 protagonistes, dans une alternance de directions de lumière entre contre-jour et de ¾ face.
Les Summicron ont été idéaux dans leur maniabilité, leur séparation des couleurs et surtout leur restitution des mélanges de températures. Je trouve leur rendu très naturel, ce qui a été une excellente base pour les amener à des caractérisations spécifiques à chaque réalité.
Afin de jouer le plus possible sur les éventuels défauts et bokehs de chaque série, mais aussi de décrocher au maximum nos personnages, nous avons tout tourné proche de la pleine ouverture soit 1.4 sur les Cooke et 2 pour les Summicron. Nous nous sommes donc très vite retrouvés avec des ND 2.1 en extérieur jour sachant que pour 2001 je sous-exposais d’un diaph à 2000EI, ouvert à T 1.4…
Palette couleurs & Personnages.
Chaque personnage, selon son rôle vis-à-vis d’Elliott, possède sa propre palette couleur. En partant de la chromatologie, nous avons joué sur la symbolique de chacune d’elles.
Elliott : le caméléon. Il adopte toutes les couleurs à la fois selon son état. Son regard nous guide. Le spectateur partage son point de vue. Il alterne entre rêve et réalité… Palette couleur très riche et vive selon ses émotions.
Olivia : sa sœur. Couleurs chaudes du jaune à l’orangé. C’est son rayon de soleil. Celle qui évoque les années du bonheur simple mais vrai. Symbole de cette époque qu’il n’aura de cesse de chercher à récupérer.
Camille : l’ami d’enfance et amant d’Olivia. Couleurs chaudes du jaune à l’orangé. C’est l’alter ego, l’âme sœur. Présence réconfortante et chaleureuse, protectrice et confidente. Il complète le binôme qui symbolise le bonheur initial.
Emilie : la femme aimée. Le rouge. Symbole de passion et d’attractivité physique et émotionnelle. C’est aussi le point d’ancrage qui varie énormément d’une réalité à l’autre, rendant de plus en plus inatteignable le bonheur recherché.
Sofia : la mère. Le noir. Elle représente l’élément déclencheur du mal-être d’Elliott. Celle qui l’amènera chez Sax, le psy et entretiendra son emprise. Elle porte le deuil et nous ramène à la mort du père soumis. C’est l’ombre de la famille.
Bertrand : le père. Le bleu et le gris. C’est l’allié d’Elliott dans la famille, qui se ternit au fil des réalités jusqu’à l’extinction finale. Symbole de malaise familial et de soumission, puis d’absence.
Sax : le psy. Le vert. C’est à la fois le chakra du cœur (amant de la mère à venir, mais aussi celui qui fouille dans les émotions de ses patients) et la clef de l’énigme, symbole de guérison. Il se présente comme le thérapeute qui vole au secours d’Elliott. Puis le vert vire, se trouble et se ternit pour devenir marécageux. C’est l’anguille, le brochet qui navigue en pleine vase et se terre derrière ses secrets et ses mensonges pour protéger son succès. Le manipulateur derrière Elliott.
Eva : la fille du psy. Le vert et le brun. C’est le lien de sang avec Sax, celle qui se sent délaissée par son père et qui envie la place d’Eliott. C’est aussi l’ambiguïté de sa relation d’attraction/répulsion avec Elliott, qui s’exprime parfois violemment.
Mouvements et mise en scène.
Pour 2001, nous voulions un filmage académique et smooth. Nous avons donc tout tourné à la dolly, avec slider ou au steadycam pour les déambulations, plus exceptionnellement à la grue sur quelques décors importants.
Pour 2022, Frank voulait du mouvement comme pour suggérer l’aspiration d’Eliott dans un cycle temporel qui lui échappe. Le début est très fluide pour décrire son quotidien initiale banal. On a d’abord employé le Steadycam qui est devenu un Stab One dès la réalité 2, pour une première évolution en caméra portée stabilisée afin d’accentuer les premières interventions d’Eliott sur son passé. Cette transition nous a amené à une 3è partie cadrée à l’épaule dès qu’Eliott perd complètement le contrôle de sa vie au profit du psy.
Étalonnage et traitement d’image.
Les réalités 2022 sont clairement plus « numériques ». La période contemporaine est donc plus lisse et en aplat. Dès lors que Eliott intervient sur son passé et dévie de sa ligne temporelle originelle, cela se traduit à l’image par de plus en plus de distorsion visuelle avec un accroissement des aberrations chromatiques et géométriques. L’environnement urbain et architectural s’impose à lui et l’écrase progressivement.
Lors des pré-essais, nous avons gradué des effets de distorsion afin de faire une évolution au fil des réalités, que nous avons combiné à différentes aberrations chromatiques selon les dominantes de chaque réalité.
- Réalité 1 (épisode1) : aucune distorsion, c’est la banalité du début de l’histoire.
- Réalité 2 (épisodes 1 à 4) : suite au 1er réveil d’Eliott, on découvre une riche demeure et un environnement high-tech. Le décor de la maison était assez complexe en raison de ses vastes vitrages avec une ouverture sur l’extérieur à plus de 270°, donnant sur une piscine exposée Sud-Ouest. L’ensemble présente de nombreuses lignes accentuées de nuit par une bandeau de led teinté de bleu situé dans le faux-plafond et qui m’ont permis de faire vivre le hors champs au travers des réflexions. On a combiné une légère distorsion (0,177) à une aberration Bleu/Jaune pour accentuer certains contours.
- Réalité 3 (épisode 4) : C’est l’illusion du bonheur retrouvé et de l’accomplissement amoureux. La tonalité est donc chaleureuse avec des rouges saturés. La distorsion m’a permis de souligner le fait que cette réalité n’a rien de réconfortant et que Eliott continue de perdre pieds à son insu. On est passé à une distorsion de 0,22 et on a joué sur des aberrations Rouge/Cyan. La courbure de champs amène un déséquilibre intéressant dans la perception de l’espace, comme une projection du mental d’Eliott.
- Réalité 4 (épisodes 4 à 6) : C’est l’apothéose de la dystopie et du cauchemar, une sorte de transfiguration expressionniste de l’environnement. La maison n’est plus la même, mais on y retrouve des points clefs similaires : luminaires et nombreuses lignes (brisées et courbes cette fois) soulignées par des touches de lumière verdâtres ou cyan. La distorsion est à 0,30 en RGB et on l’a combiné à une aberration sur l’axe Vert/Magenta, ce qui accentue visuellement le malaise, surtout dans les mouvements de caméra.
Cadre : compositions et lignes.
Nous avons tourné la série en 2:1 et diffusé en 1,97:1, ratio le plus proche possible de l’original sans rogner le logo du diffuseur. Afin d’éviter un crop, nous avons donc sacrifié un peu de notre réserve haut-bas.
Dès nos premières discussions et à la lecture des scenarii, il m’a semblé évident qu’il fallait tourner le plus possible en courte focale afin d’intégrer au maximum les décors dans le cadre. Notre héros se perd dans son quotidien, dans son propre environnement. Si on veut pouvoir l’identifier et le sentir, il faut le voir. Nous avons donc fait l’intégralité de nos gros plans entre le 25mm et le 32mm à moins de 3 pieds. J’aime la présence que cela donne aux comédiens et la sensation de grande proximité qui s’en dégage, comme une sorte d’empathie difficile à tricher. Étant donné que le minutage utile à sortir par jour était conséquent, ce choix nous a très vite imposé un rythme de travail très soutenu et une rigueur dans la gestion de la lumière sur des décors ayant de la profondeur et de nombreuses découvertes.
Dans la composition, je voulais jouer sur les lignes et la perspective pour suggérer le point temporel où se trouvent les 2 personnages principaux (Eliott et Sax, le psy). On a travaillé avec Jacky Hardouin, chef décorateur, à l’établissement de motifs et de mobiliers/luminaires sur lesquels s’appuyait ce jeu.
Un des exemples est le champs/c. champs final alterné entre les 2, sur les 2 époques simultanément.
J’aime l’idée qu’Eliott ait une ligne continue au niveau du regard, tournée vers l’avenir en 2001, et vers le passé en 2022, comme une sorte de confrontation à son destin et ses actes, alors que celle du psy est vouée à être brisée dans une direction forcément opposée, là où tout commence et tout finit.
Remerciements.
Je remercie évidemment Frank pour sa confiance et bien chaleureusement toute mon équipe technique, les prestataires et tous ceux qui ont contribué à leur échelle au résultat de ce travail collectif. Je leur en suis sincèrement reconnaissant.
Crédits.
- Série de 6×52′ pour TF1 My Family Production
- Réal : Frank Bellocq
- Etalonnage : Stéphane Azouze
- 1er Assist. Cam : Pierre Stetin, Claire Dabry
- Chef élect : Emmanuel Plumecoq
- Chefs Machino : Gilles Houng-On-Seing & William Herrero
- Matériel : Transpacam, Lux & Grip – Didier Diaz & Frank Graumann.
- Stab One MkII : Access Motion – Nicolas Basset
- Labo : Hiventy Bastille – Delphine Grias & Aurélien Motard
- Vfx : CGEV
- Spec : Sony Venice 1 en XOCN st, 4K, base 2500 @ EI 2000, confo 2:1 – post-prod en ACES 4K sur Resolve
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