Liban 1958. Layla, mère et épouse modèle, passe un été  insouciant avec sa famille dans la Vallée sacrée de la Qadisha. Parallèlement à l’arrivée de deux estivants français, commencent à se faire entendre les échos d’affrontements dans le pays. Des signes à peine audibles mais prémonitoires de la fin d’un monde. Face à ces bouleversements, Layla tente de redéfinir son destin, dans une société où les rôles féminins et masculins sont très normés.
Thomas Bataille, le chef opérateur, nous parle de son travail sur le film.

 

Comment as-tu rencontré Carlos Chahine, le réalisateur ? Qu’est-ce qui t’a plu dans ce projet ?

C’est sa productrice française, Chantal Fischer (13 productions) qui nous a mis en relation.

Le scénario était vraiment bien écrit, avec un personnage féminin singulier, très intéressant, mélange de mélancolie et de vivacité. Et ce personnage d’enfant qui observe tous ces changements sans trop les comprendre. Nous nous sommes bien entendus avec Carlos sur les intentions du film et je crois qu’il avait envie de tourner avec un directeur de la photo français plutôt que libanais, pour profiter du regard décalé que j’apporterais sur cette histoire et ce pays.

De mon côté, en plus de cette rencontre et de ce beau scénario, j’étais enthousiaste à l’idée de travailler sur un projet différent du précédent, Exfiltrés, qui était un thriller tendu, beaucoup à l’épaule, avec de nombreuses scènes d’action. J’étais content de réfléchir à une narration différente.

Comment as-tu abordé le côté « film d’époque » ?

Le film est situé en 1958. Le risque était de se laisser aspirer par la nostalgie de cette époque, de se laisser aller au plaisir de filmer les beaux décors, les beaux costumes et les belles voitures. Avec Carlos nous avons d’emblée décidé d’éviter les establishing shots, plans larges de décors ou de voitures qui arrivent, qui éloignent des personnages. Par exemple, dans les premiers plans du film, lorsque la voiture de Layla arrive chez elle, nous avons fait en sorte de ne pas nous attarder sur la voiture, mais de montrer cette maison certes superbe, mais avec des barreaux aux fenêtres. Une idée de prison dorée.

L’une des références du film était Le Jardin des Finzi-Contini, de Vittorio de Sica avec la magnifique image d’Ennio Guarnieri. Un film lumineux et vif, alors que grondent en Italie les prémices de la guerre et des déportations. Nous avons essayé de garder cette idée pour l’image du film, une image brillante, lumineuse et douce, et des cadres qui circulent d’un personnage à l’autre au gré de leurs déplacements pour accompagner leur vivacité.

La vallée est presque un personnage à part entière dans le film…

Le film est tourné dans la Vallée sacrée de la Qadisha au nord du Liban. Cette vallée est un réel personnage du film. Un lieu paradisiaque mais que nous souhaitions aussi rendre inconfortable. Nous avons longtemps cherché un point de vue sur le village dans lequel ils habitent (qui n’est pas celui où sont tournées les rues). Dans cette magnifique vallée on trouvait beaucoup d’images « cartes postales », mais il était important que ce village soit situé au bord d’un à-pic, d’une faille, que l’on sente un équilibre instable.

Dans cette même réflexion, on a opté pour le 1,85 plutôt que le scope qui pourtant aurait été très beau. Nous avons pensé que dans la pratique ce format allongé allait nous obliger à élargir à chaque fois qu’on aurait à filmer Charles, un enfant, avec un adulte.

De plus, dans ces paysages escarpés, le 1,85 permettait d’avoir un peu plus de ciel sans nous obliger à être en contre-plongée. Et de choisir si l’on voulait que les plans respirent, ou non.

Comment as-tu choisi la caméra et les optiques ?

Pour ce film j’ai choisi la Sony Venice. Dans cette vallée, la nature a mille nuances de vert et je voulais une caméra capable de restituer cette richesse de couleurs. D’autre part, nous avons souvent utilisé le Rialto pour tourner dans les voitures (sans voiture travelling) avec le capteur séparé de l’enregistreur.

Nous avions besoin de douceur et de brillance, c’est pourquoi j’ai choisi les optiques Primo Classics et de ce fait, décidé de partir avec Panavision. Nous avons fait des essais comparatifs, mais les Primos ont vraiment un rendu particulier, une douceur sur les peaux, un côté riche et brillant, et une manière particulière de partir dans les flous avec douceur. Ça correspondait tout à fait à ce dont nous avions besoin pour le film.
Ce choix d’optique m’a également permis de ne pas trop diffuser.

La lumière et la machinerie ont été louées au Liban. Les loueurs sont plutôt bien équipés mais surtout dans du matériel lourd, ils n’avaient presque pas de projecteurs légers. Du coup, je suis venu avec un petit panneau LED Aladdin dans mes bagages.

Tu avais aussi emporté ton appareil photo, peux-tu expliquer comment tu l’as utilisé ?

Je pars avec mon GH5 (ou GH6, plus récemment) quasiment à chaque tournage. Comme il est léger, je l’ai presque tout le temps avec moi, je m’en sers pour les repérages, mais régulièrement aussi pour des plans qui sont intégrés dans le film. Il me permet de filmer des paysages découverts en repérages et qu’on ne reverra plus, saisir des détails que l’on n’aurait pas le temps de tourner avec l’équipe, et attraper des moments magiques où la lumière est exceptionnelle, sans avoir besoin de la caméra principale (au lever du soleil, à la tombée de la nuit, dans le brouillard…). Je ne l’utilise pas pour filmer les acteurs, mais grâce à son bon échantillonnage de couleurs, il se marie bien avec la caméra principale. Plusieurs plans de La Nuit du verre d’eau ont été tournés avec le GH5 comme le photogramme ci-dessous.

Un soir, en quittant un décor

Le fait de tourner à l’étranger, et plus précisément au Liban, a eu des conséquences sur ta façon d’envisager le tournage ?

Tourner au Liban dans la période très chaotique que traverse le pays était exceptionnel. Au moment où il y avait des pénuries d’essence, des coupures d’électricité plusieurs fois par jour, alors que les prix des matières premières étaient multipliés par dix d’une semaine sur l’autre, faire un film pourrait paraître absurde et dérisoire.

Sabine Sidawi, la productrice libanaise (une grande productrice) me disait que son travail sur ce film consistait à s’assurer que l’on aurait de l’essence pour nous rendre sur le tournage dans la montagne. Mais paradoxalement, outre le salaire que ça représentait pour chacun, je crois que tout le monde était enthousiaste à l’idée faire une œuvre culturelle alors que tout laissait penser qu’il faudrait juste se concentrer pour vivre.

En dehors du réalisateur qui est franco-libanais, nous étions trois Français dans l’équipe. Sur les conseils de Céline Bozon qui avait déjà tourné dans la région, j’ai bataillé pour pouvoir partir avec Thomas Legrand, le premier assistant caméra. Il a été un compagnon de voyage précieux.
Il y a une grande tradition de cinéma au Liban et ils disposent d’excellents techniciens. En revanche, quand j’étais plus proche de la mise en scène et lorsqu’il fallait me caler avec une équipe qui a d’autres méthodes de travail, qui parle parfois anglais, parfois français, il était beaucoup plus qu’un focus puller : il gardait un œil sur le choix des filtres, sur les contrastes, et sur l’image en général.

Comme je tourne des documentaires et des films de fiction, j’aime bien l’idée de pouvoir revenir régulièrement au cinéma dans son plus simple appareil. Selon l’accessibilité et la nécessité, on a parfois tourné avec le minimum (une caméra à l’épaule, 3 optiques et un Lastolite)… Mais parfois tourné avec un Arrimax 18kW dans la maison du Cheikh Daoud avec ses très grande fenêtres.

Pour une scène se déroulant dans un restaurant, Carlos recherchait une ambiance évoquant l’Amérique des années 60, chatoyante et joyeuse (avec un fond musical de Nat King Cole). Il fallait que cette atmosphère contraste avec l’ennui ressenti par Layla.

Comme c’était une longue scène de conversation truffée de propos anodins, j’ai suggéré de pouvoir tourner autour de la table. Cela permettait par moments de glisser de l’orateur à ceux qui écoutent, le tout dans un même plan.

Nous avons suspendu une base de space light 6kW (un grand cercle de Grid Cloth) au-dessus de la table, complété par un Skypannel 60 en top, afin de créer un plafond lumineux. Ce dispositif a permis une lumière extrêmement diffuse, idéale pour filmer sous tous les angles avec de la douceur pour les actrices.

Sur le plan artistique, nous avons pu collaborer en amont avec la cheffe décoratrice et la cheffe costumière, pour harmoniser nos intentions de couleurs et de contrastes, et nous adapter parfois aux teintes dictées par les décors. Il fallait que tout soit parfait pour sentir comme cette société patriarcale avait un aspect paradisiaque alors qu’elle était profondément oppressante et insupportable.

Un tableau de Khalil Gibran, célèbre écrivain et peintre libanais originaire de la vallée, nous a inspiré une scène, un plan précis. Lors de la visite du musée dédié à son œuvre pendant préparation du film, nous avions été frappés par une peinture qui symbolisait une idée d’amour et de mort, qui collait parfaitement avec l’ambiance du film. Nous avons alors eu l’idée de la reproduire pour les ultimes retrouvailles entre Layla et René.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un grand merci à

Thomas Legrand : 1er Assistant caméra

Michel Serhal : Chef électricien

Élie Eid : Chef machiniste

Michael Derossett et Laurent Fénart : Étalonneurs

Label 42, Laboratoire à Marseille

Panavision Marseille et Fabrice Gaumont

Sabine Sidawi, Chantal Fischer et Hannah Taïeb, productrices