Episode 1. Une lentille dans une botte de foin.
Il y a de ces histoires qu’on aime raconter, elles se colorent de mystère et vous tombent dessus par hasard un soir de lecture au coin du feu. Si vous y ajoutez une touche d’exotisme, de journaux oubliés, d’inventeur russe anti-communiste, de généalogie, de soutien-gorge et de pages blanches californiennes, vous obtenez l’incroyable histoire de Stephen E. Garutso, l’homme dont vous n’avez sans doute jamais entendu parler.
Si on met de côté le fait que je n’ai pas de cheminée et que l’exotisme de cette histoire se cantonnera à la côte ouest des Etats-Unis, tout ce que vous vous apprêtez à lire est vrai.
Tout a commencé un soir d’octobre 2020, alors que je venais de recevoir plusieurs livres anglophones parlant de cinématographie. Dans l’un de ces ouvrages, un chef-opérateur mentionnait au détour d’une phrase une optique apparemment révolutionnaire dont je n’avais jamais entendu parler, la « Garutso Balanced Lens ».
Pour la petite histoire, je n’ai pas réussi à retrouver avec certitude l’ouvrage en question, je pense qu’il s’agit de « Masters of Light » par Dennis Schaefer & Larry Salvato, mais il y avait tellement de bouquins et la phrase était tellement courte que je n’ai pas encore réussi à la retrouver. Cependant la recherche continue, croyez-bien que si je trouve vous en serez les premiers informés.
Mais revenons-en à cette optique. Le soir même je commençais mes recherches, magie d’internet, sans bouger de chez moi. Après quelques heures de promenade numérique, il fallut bien admettre que le bilan n’était pas bien glorieux : de rares mentions sur un forum de photographie, une ou deux affiches de films des années 50 et la photo d’un homme portant aussi bien le costume que la calvitie.
Have you seen this man ?
Étant très légèrement obsessionnel et vaguement monomaniaque, je continuais mes recherches les jours suivants. Vous noterez à cet instant l’intérêt porté pour les causes perdues, car à ce moment du récit, je ne sais pas encore exactement ce qui rend si géniales ces optiques Garutso, c’est dire si parfois on a du temps à perdre.
Fort heureusement Google est arrivé à la rescousse. Car à côté de ses projets d’humain connecté ou de cargo dirigeable (si, si), la firme californienne a eu l’idée de numériser l’intégralité des brevets déposés aux États-Unis depuis la nuit des temps (ou presque) et de les rendre accessibles au public. Autant vous dire que moi, le public, j’étais ravi.
Je trouvais donc dans les méandres d’internet un premier brevet daté du 25 octobre 1945, dans lequel notre inventeur disparu explique comment créer une optique qui permettrait d’obtenir l’hyperfocale à pleine ouverture.
Oui, vous avez bien lu: ce document détaillait spécifiquement comment ajouter des lentilles annulaires à une optique Cooke 47mm f/2.5 et produire ainsi une image parfaitement nette entre 40 pouces (101cm) et l’infini.
Je ne sais pas pour vous, mais en ce qui me concerne l’optique à hyperfocale a toujours été une espèce de légende.
J’avais entendu parler de l’optique Hoge (du nom du chef électro sur Citizen Kane qui aurait développé une optique à hyperfocale) qui fut notamment utilisée en 1952 sur certains plans du film « Captive City » de Robert Wise, mais tout ceci n’était resté qu’à l’état de prototype, rien de plus.
Pourtant en continuant mes recherches, je découvris dans l’American Cinematographer de septembre 1949 qu’une large campagne de communication fut lancée pour proposer aux chefs opérateurs de l’époque d’utiliser ces nouvelles optiques révolutionnaires sur leurs futurs projets cinématographiques.
Je découvrais d’ailleurs par la même occasion que ces optiques n’étaient pas vendues mais simplement louées par un agent exclusif, un certain E. Goulden, ce qui à cet instant ne m’aida pas à éclaircir le mystère de cette invention.
Le premier vrai tournant de cette enquête fut la découverte d’un site internet créé par les éditeurs de presse américains, dans lequel ceux-ci ont décidé de rendre accessibles en ligne toutes leurs archives depuis le début de leurs publications.
Pour bien se rendre compte de l’importance de ce projet, ce site contient tous les journaux (nationaux, locaux), de tous les états, comtés et villes des États-Unis depuis le milieu du 19ème siècle (petite pensée pour le stagiaire photocopieuse), bref c’est énorme.
Après avoir accepté sans les avoir lues les conditions d’utilisateurs du site newspapers.com, j’entamais une période d’essai me permettant d’accéder à l’intégralité de ces archives sans avoir à vendre un rein.
Grâce à ce site, je pouvais virtuellement remonter le temps et lever enfin le voile sur une partie du mystère. Voici donc ce que je découvris sur Stephen E. Garutso, dont l’histoire personnelle est aussi incroyable que ces inventions.
Stephen E. Garutso est né le 14 août 1895 en Russie. Il semble fuir son pays de naissance après l’insurrection du 7 novembre 1917, suite à laquelle le parti Bolchevik, qui deviendra bientôt le parti communisme, a pris possession du pouvoir politique en Russie.
Ses premières années passées aux États-Unis sont assez floues (l’homme n’est pas connu, on ne parle donc pas encore de lui dans les journaux), on sait qu’il choisit de s’installer en Californie, et qu’il commence à y travailler sur ses inventions.
On en retrouve la trace pour la première fois dans l’édition du 21 septembre 1945 du Brooklyn Observer.
Le journal dédie un article au Dr Sonia Poushkareff, une immigrée russe ayant fui le communisme en 1924 (ça vous rappelle quelque chose ?), qui s’installa à Hollywood comme dentiste pour stars du grand écran, non sans s’être essayée d’abord à l’écriture de scénario et au jeu d’actrice.
Quel lien avec notre histoire me direz-vous ? Il s’avère que le docteur Poushkareff, bien que déjà très occupée par les dentitions hollywoodiennes, trouva aussi le temps d’être l’assistante d’un inventeur russe à la notoriété grandissante, un certain Stephen Garutso.
Ce personnage est très important pour notre histoire car elle deviendra deux ans plus tard l’épouse de l’inventeur, et aura elle-même un destin hors du commun, mais nous y reviendrons plus tard.
À partir de là, la presse s’intéresse de plus en plus à notre prolifique inventeur.
En décembre 1945, le Sikeston Standard raconte comment les technologies de guerre profitent à la production cinématographique. Ce court article évoque à cette occasion l’histoire d’un immigré Russe nommé Garutso, dont les nouvelles optiques permettraient de donner un effet 3D aux films. Six mois plus tard, une publication légale annonce la création de la Garutso Optical Balance Company.
Mais c’est dans son numéro du 20 décembre 1946 que le Messenger Inquirer raconte que le chef-opérateur Hal Mohr, ASC, procèderai dès le début de l’année 1947 aux tests finaux d’une optique révolutionnaire développée durant 15 ans. Le caméraman qualifie d’ailleurs cette découverte de presque aussi importante que l’arrivée du son et de la couleur dans les films.
Le journaliste écrit : « Les scènes portées à l’écran sont plus claires, particulièrement avec les films en couleur. Ces nouvelles optiques gardant toute une scène parfaitement nette, il sera bien plus simple de filmer des actions en continu.
Grâce à cet incroyable profondeur de champs, vous vivez l’illusion de la trois dimensions. Mohr estime d’ailleurs que ces nouvelles optiques permettront sans doute de réduire d’un tiers la quantité de décors nécessaires à la réalisation d’un film ».
Les tests furent convaincants et après encore quelques années passées à améliorer cette invention, une large campagne de communication fut entamée dans la presse. Stephen Garutso décida de ne pas vendre ces optiques mais de les louer. Il mandata ainsi un certain E. Goulden, qui avait pignon sur rue à Hollywood Boulevard, pour gérer cette exclusivité mondiale, pendant que lui-même poursuivait ses recherches vers de nouveaux systèmes optiques.
Poursuivant mon enquête, je finis par trouver (enfin) un document traitant plus en détail de l’aspect technique de ces optiques. C’est en effet dans l’édition de septembre 1949 de l’American Cinematographer qu’un article (qui est aussi clairement une opération commerciale) raconte que ces optiques sont bien constituées à la fois de lentilles annulaires et de lentilles plus « classiques », permettant ainsi d’obtenir l’hyperfocale à pleine ouverture.
L’article raconte que ces optiques ont été déjà servi à la production de trois films de série B (ça c’est moi qui le dis) : « L’inconnu au deux Colts », « Apache Chief » et « Tough Assignment ».
Il semble qu’il faudra attendre 1950 pour que les gros studios s’intéressent enfin à ces optiques innovantes, notamment pour le film Cyrano de Bergerac de Michael Gordon, qui offrit un oscar à son interprète principal José Ferrer (premier Porto-Ricain à recevoir la statuette) et dont l’image est tout simplement bluffante. Le film est d’ailleurs disponible gratuitement sur le site Internet Archive, je vous recommande chaudement de le visionner, tant certains plans sont tout simplement saisissants.
L’American Cinematographer me donna une dernière information d’importance, la composition d’un set commercial de Garutso Balanced Lens, à savoir sept optiques de 25, 30, 35, 40, 50, 75 et 100mm.
À cet instant de mes recherches, nous sommes en juin 2021 et plusieurs questions restent en suspens.
Pourquoi cet inventeur et ses inventions (car il y en aura d’autres comme vous le verrez plus tard) ont-ils disparus de l’histoire ? Y a-t-il quelque part encore un set d’optique qui dort dans le grenier oublié d’une vitrine à Hollywood Bd et qui ne demande qu’à revoir la lumière ? Et enfin, est-ce qu’il existe des descendants de Stephen Garutso à qui je pourrais écrire pour en savoir plus sur leur inventeur d’ancêtre ?
Ce premier volet sur les optiques disparues de Garutso touche à sa fin, mais sachez que nombre de ces questions ont trouvées réponse, et qu’il y a encore bien des choses à raconter sur la vie de l’inventeur et de ses créations.
Ceci dit, comme toute bonne fin d’épisode qui se respecte, vient le moment du cliffhanger : grâce à internet et à la généalogie Mormone, j’ai retrouvé à Hollywood la petite fille de Stephen Garutso, je lui ai écrit une longue lettre sur son grand-père, en lui posant toutes ces questions. Et bien figurez-vous qu’elle m’a répondu.
À suivre donc.
-
Partager l'article