À travers une série de 110 questions précises, l’étude menée en ligne par l’UCO entre juin et décembre 2023 a recueilli les témoignages de 238 professionnel.le.s du documentaire français, dévoilant un panorama détaillé de leur environnement de travail.

Travailler dans le domaine documentaire impose aux chefs opérateurs et cheffes opératrices de naviguer souvent seul.e.s face à des défis techniques et artistiques de taille.
En effet, notre rôle ne se limite pas à éclairer et à cadrer : nous accompagnons les réalisateurs et réalisatrices dans la construction narrative, le découpage technique et l’élaboration d’un style visuel. Au-delà de porter la caméra, nous insufflons une vision, engageant un dialogue créatif en nous investissant de manière physique, intellectuelle, voire émotionnelle.

Cependant, ces dernières années ont vu l’ajout de responsabilités annexes alourdir considérablement notre charge de travail. La raréfaction des assistants caméra sur les tournages documentaires a intensifié notre rôle : gestion logistique, sécurisation des backups, supervision de l’alimentation électrique pour une gamme étendue d’équipements. De plus, la prise en charge du son, qui requiert une expertise spécifique, s’ajoute de plus en plus fréquemment à notre longue liste de responsabilités techniques et artistiques. Il est surprenant de constater que ces responsabilités additionnelles n’influent que rarement sur nos rémunérations, malgré des heures supplémentaires devenues quasiment systématiques et rarement compensées.

Pour illustrer concrètement nos conditions de travail dans le documentaire, voici un condensé des réponses recueillies par le groupe Doc et Fiction de l’Union des Chefs Opérateurs.

Présentation de l’étude

Cette étude pionnière, ciblant les professionnels de l’image dans le secteur documentaire, s’est donnée pour mission de fournir un panorama précis de leur quotidien professionnel, s’appuyant sur les témoignages recueillis grâce à un questionnaire détaillé. Conçu pour embrasser l’ensemble des aspects de la profession – de la charge de travail aux horaires, en passant par la rémunération, l’équipement, les déplacements, l’hébergement, les relations avec les productions et le bien-être physique et mental – ce questionnaire se divise en 90 questions à choix multiples et 20 questions ouvertes, visant à capturer l’essence des réalités de tournage (consulter les résultats bruts).

Avec 238 réponses collectées entre juin et décembre 2023, dont 55 de cheffes opératrices (23%) et 183 de chefs opérateurs (77%), l’étude révèle un engagement profond dans le domaine du documentaire : plus des deux tiers des participants indiquent travailler régulièrement à majoritairement dans ce secteur. De plus, trois quarts des sondés y sont actifs depuis plus de cinq ans, témoignant d’une expérience considérable, avec 57% d’entre eux œuvrant depuis plus de dix ans.

Quelques chiffres* sur la santé du documentaire en France

  • 73% des Français regardent un documentaire au moins une fois par semaine
  • Le documentaire constitue 18 % de l’offre de programmes de l’ensemble des chaînes nationales
  • Sur les plateformes VOD et de télévision de rattrapage (Replay-TVR) les documentaires constituent le troisième genre le plus regardé, après les films et les séries, et devant les programmes jeunesse
  • Un volume de documentaires multiplié par 3 depuis 2018 en vidéo à la demande avec abonnement (Netflix 1240 titres, Prime vidéo 601 titres, my canal 472 titres)
  • Les chaînes Arte et France 5 font du documentaire leur colonne vertébrale avec + de 7000 h de diffusion par an soit 68% de l’offre
  • Le groupe France Télévisions a pré-acheté pour 755 heures de documentaire en 2022
    Arte France pour 234 heures en 2022
  • Le documentaire est le 1er genre aidé par le CNC soit 41,7 % des heures aidées par le CNC
    542 producteurs de documentaires ont été aidés par le CNC en 2022
  • Les aides du CNC ont un taux de couverture des devis supérieur aux autres genres : 19,2 % vs. 13,6 % tous genres confondus en 2022
  • Les ventes de documentaires TV à l’international ont totalisé 36,8 millions d’euros en 2021

*Sources: CNC – Unifrance – Médiamétrie

Portrait-robot représentatif du panel des répondants

Ces professionnels, collaborant aussi bien avec les chaînes de télévision traditionnelles qu’avec les plateformes numériques émergentes, s’équipent principalement de leur propre matériel dans 58% des cas, tout en complétant régulièrement leurs besoins auprès de sociétés de location pour 68% d’entre eux.

Leurs journées de travail s’étendent souvent au-delà de 10 heures, atteignant parfois jusqu’à 14 heures pour plus d’un tiers des répondants, témoignant d’une exigence tant physique que mentale. Cette endurance est d’autant plus sollicitée que 25% des sondés se voient régulièrement assumer à la fois la réalisation et la prise de vues, illustrant la polyvalence requise dans ce domaine.

Difficultés et incidents rencontrés par les che.fes op interrogé.e.s

Les chiffres clefs de cette étude

Revenus :

  • 81% des répondants disent n’être payés qu’au minimum de la convention collective, et parmi eux 17% ne sont pas rémunérés sur la totalité de leurs jours de tournage.
  • 57% disent ne pas être rémunérés en fonction du budget du film et restent donc au minimum de la convention collective.

Heures supplémentaires : 

  • 43% estiment travailler plus de 4h supplémentaires par jour en moyenne
  • 91% estiment travailler plus de 2h supplémentaires par jour en moyenne
  • 1% parviennent à être rémunérés pour les heures supplémentaires effectuées


Temps de travail non rémunéré ou non indemnisé :

  • 89% ne sont pas rémunérés pour les jours d’essais caméra et le conditionnement du matériel
  • 49% ne sont pas rémunérés ou indemnisés pour les jours de voyage et les heures de déplacement
  • 56% n’ont pas de rémunération majorée pour les dimanches et jours fériés


Cumul des tâches et non-reconnaissance d’un travail effectué:

  • 74% cumulent parfois la prise de son en plus de la prise de vue
  • 23% cumulent systématiquement le son en plus de l’image
  • 97% ne sont pas rémunérés pour cette charge de travail supplémentaire
  • 72% estiment que la prise de son ne fait pas partie du travail du chef op image
  • 78% ne sont pas rémunérés davantage pour le tournage de séquences de fiction ou d’évocation
  • 75% des dronistes ne sont pas rémunérés pour leurs plans au drone 
  • 78% ne sont pas rémunérés pour leurs jours de présence à l’étalonnage de leurs images


Santé au travail :

  • 79% se disent en surcharge de travail physique
  • 76% ont des problèmes de santé physique dus à leur travail
  • 75% ont recours à la médecine pour des pathologies liées à leur travail
  • 70% ressentent une charge mentale excessive

Rapports avec la production :

  • 87% des sondés vérifient les choix logistiques des productions avant leur tournage
  • 71% se heurtent à des problèmes d’ordre pratique et logistique liées aux choix des productions
  • 88% estiment que les productions n’ont pas conscience du volume et du poids du matériel transporté
  • 74% pensent que les productions n’ont pas conscience de l’ensemble du travail effectué et des responsabilités gérées par les chefs op en tournage


Analyse des expressions libres sur le métier de chef opérateur en documentaire

Témoignages les plus représentatifs, classés par thème et par nombre de témoignages qui vont dans le même sens :

À propos des longues journées de travail :

  • (au sujet des backups) « Ils demandent du temps et de la concentration: on parle de mettre en sécurité le travail de la journée et pourtant il est totalement déconsidéré… »
  • (toujours à propos des backups) « C’est un moment où il faut être bien concentré et qui devrait être valorisé sur le temps de travail ».
  • « Faire 4h30 de route de nuit le 8e jour de tournage sans pause, copier les rushes et repartir très tôt le lendemain… »

 

À propos des cumuls des tâches :

  • « La prise de son avec plusieurs HF nécessitant un enregistreur en plus de la caméra, et donc gérer: le paramétrage, la modulation, l’écoute, le portage, et claper! On devient homme orchestre. C’est délirant et bonjour la qualité du son ».
  • « Lorsque nous sommes que deux (réal et cheffe op) pour assurer le tournage d’un film documentaire, l’une et l’autre en viennent gérer beaucoup trop de responsabilités ».
  • « Ce sont deux métiers différents !!! » (à propos du cumul des fonctions de chef op image & son).

Rémunération :

  • « Mon salaire journalier n’a presque pas changé depuis 15 ans ».
  • « En docu, pour moi, c’est au mieux le minimum syndical ! »
  • « Je vois que la pige a augmenté de quelques euros en 20 ans… Mon expérience n’est pas du tout valorisée… »

Préparation du matériel :

  •  » … Aucun travail de préparation ne m’a jamais été rémunéré. »
  •  » Les forfaits proposés sont parfois en-dessous du tarif de la convention et la préparation de matériel est rarement rétribuée ».
  • « Prépa matériel jamais payée… »

Étalonnage :

  • « Pas rémunéré et surtout, jamais averti ou sollicité… »
  • « L’habitude regrettable en documentaire est de ne pas consulter le/la chef.fe op et le plus souvent, de ne pas le/la prévoir à l’étalonnage ».
  • « Sur du documentaire les productions ne préviennent pas toujours les chefs opérateurs, ce qui est bien dommage ».

 

Santé physique :

  • De nombreux témoignages nous font part de troubles musculo-squelettiques récurrents (dos, épaules, coudes) dus à la charge physique et au port de matériel lourd. Certains mentionnent explicitement le fait de devoir porter ce matériel seuls, sans assistants ou membres de la production.
  • Beaucoup font état de séances d’ostéopathie, de kinésithérapie ou d’acupuncture. Quelques-uns aussi évoquent des opérations chirurgicales du dos.

Charge mentale :

  • « Les difficultés mentales sont liées au fait qu’on partage souvent les films avec les réalisateurs et qu’on les aide dans leur métier ».
  • « On doit tout porter physiquement et porter mentalement des réalisateurs à bout de souffle… »
  • « La charge mentale est souvent due à la logistique défaillante, l’attribution de la responsabilité de la prise de son aux dépens de notre travail ou la gestion du matériel pendant les transports… »
  • (De la part d’un jeune chef op) « …On nous en demande beaucoup trop et même si cela m’impacte peu maintenant, je pense que d’ici quelques années avec l’accumulation, cela ne sera plus tenable… »

 

Rapport avec les sociétés de production :

  • « Plus on essaye d’être professionnel et consciencieux avant les tournages, plus on passe pour un râleur ou un ‘chieur’ auprès de la prod… »
  • « Devoir prendre en main l’organisation et la logistique de la journée car l’assistant.e de prod manque d’expérience ».
  • « Les productions de documentaire font souvent appel à des stagiaires pour s’occuper des questions de logistique très importantes. Ce n’est pas normal ! »
  • « Les prods considèrent les jours de voyage comme des jours de repos ! »
  • « La plupart des productions ont bien conscience de nos problématiques. Elles ne les prennent pas en considération pour autant. Elles misent sur la bonne volonté des chef.fe.s-op ».

 

La passion qui pousse à l’acceptation :

  • De nombreux témoignages expriment avant tout une réelle passion pour ce métier du documentaire, vecteur d’aventures humaines riches et variées. Un chef opérateur résume ce sentiment en décrivant la chance d’accéder à des univers si différents à chaque film.
  • Cependant, dans le même temps, il déplore des conditions de travail indignes concernant la préparation, l’étalonnage ou les non-rémunérations de journées pourtant travaillées. Ce contraste entre dimension créative épanouissante et conditions concrètes de travail difficiles est récurrent dans les témoignages.
  • Beaucoup commencent par vanter les aspects passionnants du métier, que ce soit le voyage, la rencontre avec des personnes extraordinaires ou la narration d’histoires humaines bouleversantes. Puis très vite, ils basculent sur le versant plus sombre des conditions dégradées, de salaires au rabais et du mépris des productions. On perçoit ce constant grand écart entre motivation intrinsèque et dure réalité du terrain.
  • Cet attachement viscéral au cœur de leur métier, presque vital pour certains, les pousse à accepter des abus en tout genre. « On fait le job, notre passion, notre mission. » assène l’un d’eux. Au nom de cet amour du documentaire, ils sont donc prêts à endurer des cadences éreintantes.
  • L’un avoue qu’il lui arrive de se demander s’il ne devrait pas « tout arrêter », alors qu’un autre explique que son seul motif pour continuer reste cet amour du métier, malgré la « dégradation » actuelle de son exercice.

La peur du blacklistage :

  • La peur du « blacklistage » est un motif récurrent pour expliquer l’acceptation des conditions délétères. Un chef opérateur prévient du « risque réel d’être blacklisté ou écarté des projets intéressants » en cas de refus.
  • Cette menace tacite plane au-dessus de la tête des chef.fe.s op qui doivent se plier à toutes les exigences sous peine de ne plus travailler. Elle renforce considérablement le rapport de forces en faveur des productions.
  • Certains expliquent que l’angoisse du « blacklistage » les pousse à l’acceptation de rémunérations qui ne respectent pas l’ensemble des règles de la convention collective. Ce qui a rendu des pratiques, qui étaient considérées comme abusives il y a encore quelques années, complètement habituelles et normalisées aujourd’hui.

Conclusions de l’étude

  • Les cheffes opératrices et chefs opérateurs qui ont répondu au questionnaire sont des professionnel.les aguerri.es et expérimenté.es qui, malgré leur passion pour leur métier, évoluent dans un environnement marqué par une réelle précarité en termes d’heures de travail et de responsabilités. Leurs compétences couvrant toute la chaîne technique, de la préparation du matériel au stockage des rushes, l’étude révèle surtout l’ampleur des tâches annexes et les nombreuses heures supplémentaires non rémunérées.
  • Les journées de travail, souvent comparables à des marathons, s’allongent avec des heures incompressibles après les tournages, notamment pour la sauvegarde des rushes. L’absence croissante de l’ingénieur du son les oblige fréquemment à cumuler deux fonctions, sans compensation adéquate.
  • Ce sondage met également en évidence une souffrance physique et psychologique liée au travail, incitant un grand nombre à consulter pour des troubles professionnels.
  • Le manque de transparence autour des budgets des films limite les possibilités de négociation équitable, créant un climat de méfiance entre la production et les équipes de tournage.
  • Malgré une certaine lassitude, l’attachement au documentaire reste fort, motivant la majorité à continuer dans ce secteur.
  • Les réponse au questionnaire révèlent des faits alarmants qui mettent en lumière l’urgence d’une mobilisation collective.
  • Dans un contexte où le documentaire occupe une place de choix dans le paysage audiovisuel et cinématographique français, il est clair que cette situation préjudiciable risque à terme de compromettre l’excellence créative de nos documentaires.

Nous sommes convaincus que la gravité de ces constats appelle à un dialogue constructif entre les opérateurs, les producteurs, les diffuseurs, ainsi que les entités régulatrices et financières, telles que le CNC, pour réévaluer la reconnaissance de notre profession. Les données recueillies via notre questionnaire esquissent déjà les contours de solutions pratiques, sur lesquelles notre réflexion se porte désormais.

Une majorité écrasante, 83 % des répondants, plébiscite par exemple l’initiative d’un « Guide des bonnes pratiques ».
Destiné à remodeler le cadre professionnel, ce guide aurait pour but de fournir des recommandations pragmatiques et adaptées aux exigences spécifiques du documentaire. Il mettrait également en lumière les obligations légales, en se référant spécifiquement aux conventions collectives concernées, et notamment la convention collective de l’audiovisuel, qui à ce jour s’applique à la grande majorité des documentaires, qu’ils soient destinés à la salle ou à une diffusion télévisuelle.

Ce document pourrait constituer une référence pour la profession, pour gérer de la façon la plus appropriée les défis quotidiens et renforcer le respect des standards professionnels ainsi que les droits des travailleurs dans le secteur.


Consulter les détails des réponses au questionnaire ici.