On me disait toujours : « Cannes, il faut y aller quand tu as un film », je me disais qu’un jour viendrait… Et ça a été cette année, même sans film. Claude Garnier, directrice de la photographie, rencontrée lors des échanges de Femmes à la Caméra et de L’Union des Chefs Opérateurs m’a invitée à partager un moment fabuleux. Elle est organisée depuis des années avec des amis cinéphiles et grimpeurs, plus ou moins liés à nos métiers, tout un système bien rodé, formidable pour une découverte. Je n’avais pas de film, mais j’en ai vu plein, et quel moment j’ai passé !

L’organisation est simple : location d’un mobilhome en limite de Cannes, une voiture et un parking près du Palais des Festivals. La journée, on s’habille normalement, on va même piquer une tête de temps en temps, dans un décor très urbain. Quelques brasses pour voir plus large et découvrir la Croisette avec ses palmiers et ses pignons prestigieux. Le soleil qui éclaire bien, le niveau sonore de la plage un peu descendu, le contact avec l’eau, dans le contexte déjà saisissant, apportent encore des sensations différentes.

Le Festival de Cannes, c’est aussi répondre au « dress code », exigé pour assister aux séances du soir des films en compétition au Grand Théâtre Lumière du Palais. Le matin, avant de partir du camping, nous avons préparé tous ces apparats : mise en place des costumes des cinq passagers sur la plage arrière du véhicule de Claude, sélection des bijoux et chaussures, et enfin, rituel de la check-list avant décollage : « badge, masque, téléphone ? », les outils nécessaires à notre circulation puisque le téléphone contient les billets d’entrée et les attestations sanitaires.

Vers 17h ou 18h, retourner au mobilhome pour nous préparer? Quelle galère… Mais non ! Nous retournions simplement au parking de l’Hôtel de Ville, bien chauffé par la journée. Et voilà notre loge, pour un quart d’heure ou vingt minutes : déshabillage et rhabillage au cul de la voiture, dans cette chaleur un peu lourde, maquillage éclairé au téléphone, ambiance rapt. Tous frais, nous ressortions du sous-sol comme des fleurs. Et là, sensation étrange : se promener ainsi costumés, dans le contraste des beaux habits et des tenues détendues.

Aux abords du Palais des Festivals, c’est aussi un festival. Festival des tenues, festival de l’international, des cultures, des visages, des robes colorées, extravagantes ou strictes, des costumes noirs, et attention, inspection très stricte des chaussures et des nœuds papillon aux entrées.

Parmi les nouveautés de cette 74ème édition particulière, la dématérialisation des billets, un tiers des festivaliers en moins avec un trafic plus fluide, des files d’attente allégées, mais des contrôles à outrance, à accepter. Chaque étape – sécurité, santé, billet – est démultipliée elle-même : on est souvent fouillé deux fois, le billet bipé deux fois, on montre son badge à six, huit personnes au moins, et finalement, le contrôle du pass sanitaire a été le plus léger.

Heureusement, ces contrôles ont constitué un voyage très plaisant, à travers les yeux des jeunes bénévoles le long des parcours d’entrée en salles. De jolis regards doux, des couleurs d’yeux, des cils et des formules agréables, un vrai voyage au pays des yeux doux.

Et puis, il faut bien entendre Thierry Frémaux, le directeur général du Festival de Cannes depuis vingt ans : sur les 3000 tests quotidiens effectués, une journée a donné 6 positifs tandis que le lendemain n’en a donné aucun. À Cannes, le Coronavirus ne circule pas. Malgré tout, le masque est de rigueur pendant toute la projection, un message bien travaillé nous le rappelle à chaque projection, en français et en anglais.
Un grand centre de test PCR était monté vers la place de l’Hôtel de Ville, test en moins de dix minutes pour un résultat quelques heures plus tard sur votre téléphone. Facile, léger.
Ainsi, nous pouvons faire les fous avec nos costumes chaque jour, dans une bulle, protégés par une formule « ceinture, bretelles, couture et haute couture » !

L’abordage du Palais se fait en musique, éventuellement une légère attente sur le côté, puis ça y est : tapis rouge, alias « red carpet ». Un rempart de photographes forme une haie d’honneur compacte. Certaines femmes en robe posent, les fesses hautes et le regard impénétrable. Seuls les photographes officiels ont le droit de photographier. Les inconnus doivent ranger leur portable et passer tout droit : inconnus incognito. Mitraillage organisé pour le défilé des stars, plusieurs caméras et une voix d’homme, laconique, qui dénomme tous les prestigieux invités. Alors que le Festival de Cannes a été créé par des techniciens pour sauver le cinéma européen après la 2ème guerre mondiale, il leur reste aujourd’hui peu de reconnaissance visible.

Seule célébration prestigieuse de techniciens : l’Hommage Pierre Angénieux, rendu pour la première fois à une femme, Agnès Godard. Notre héroïne a gravi les marches, entourée de quelques consœurs et confrères, dont les noms ont été prononcés : Nathalie Durand, Laurent Dailland, Claude Garnier, Gilles Porte, Jean-Marie Dreujou, Pascale Marin, Michel Abramovitch. Un grand moment. Elle était rayonnante, Agnès, son regard, son sourire, se détachant simplement sur un visage naturel, les cheveux relevés, haut port de tête.

Pamela Albarrán, membre de l’Union, a été distinguée également, par les « encouragements d’Angénieux ».


En salle, nous assistons à la montée des marches des stars, à travers le grand écran, que nous prenons en photo, du haut des rangs du « balcon », ou de plus bas si nous avons la chance de passer en corbeille ou en orchestre. De temps en temps, les héroïques Éva et Laurent du Spiac-CGT nous ont sélectionné cette place privilégiée, et parfois, on met les figurants à l’orchestre pour y faire plus de présence. Les films, les comédiens, tout près, les applaudir plus fort, plus près.

 

Puis les membres de « l’équipe » du film – les comédiens-réalisateurs-producteurs – s’alignent, main dans la main, la musique d’accueil se fait entendre. Ils défilent dans l’allée centrale, sont accueillis en haut des marches par Thierry Frémeaux ou Pierre Lescure. Puis… émoi et frémissement : l’équipe entre dans la salle ! Les gens se lèvent, applaudissent. Grand sentiment d’admiration, à tous les étages. Une caméra en courte focale montre les visages de près. Les héros du moment saluent la salle, en haut, en bas. Soudain, ils prennent place dans leurs sièges, le silence se fait et le noir arrive rapidement. Quelqu’un dit : « Il va faire tout noir ! ». Les rideaux s’ouvrent alors devant l’écran. Le générique du Festival de Cannes se lance, applaudi lui aussi. Puis les logos des distributeurs et producteurs sont applaudis un à un ! C’est surprenant. Un seul a été hué : celui d’Amazon, vu une seule fois.

C’est magique, c’est fort, ces moments sont pleins d’émotions. Autant devant les films que dans la salle. Lorsque le film se termine, bien sûr, le générique est applaudi, puis l’équipe à nouveau, longtemps. La caméra de près, dans la rangée centrale passe d’un visage à l’autre et chacun est célébré à son tour. Au bout d’un moment, le micro est passé au réalisateur ou à la réalisatrice pour un mot assez bref, synthèse de l’émotion, de la motivation du film. La belle phrase de Nabil Ayouch qui partage à travers « Haut et fort » son expérience vécue : la culture et l’art peuvent changer une vie, des vies, des façons de vivre.

Parfois, nous sommes tout près de cette rangée et alors, défilé de sensations intérieures, gloire, héroïsme, admiration, sentiments tous mélangés.
À la projection de « Frida », pour Un Certain Regard, j’étais juste devant l’équipe, ils pleuraient tous, se tombaient dans les bras. Les comédiennes haïtiennes étaient là, devant moi. Nous avons pleuré les yeux dans les yeux. Karine Aulnette, présente pour avoir signé l’image de ce film, arborait aussi des yeux rougis. Les émois ont duré un moment. Se mesure ainsi l’importance du chemin parcouru par toute l’équipe, avec et autour de ce film qui les rassemble à tout jamais.

Pour les à-côtés, pas de soirée particulière, mais un apéro à la CST, pour découvrir une cabine d’avion entièrement modulable, proposée par le studio Le Grand Set à Toulouse, et transportable où on veut sur un semi-remoque, un petit tour quasi-quotidien auprès de Jean-Noël Ferragut hyper-fidèle à son poste de l’AFC, le bonjour à Julien, organisateur de la CST, un échange avec une réalisatrice, une rencontre à la Ficam… On m’avait conseillé en allant à Cannes d’y faire du business, j’y ai vu juste du cinéma, souvent quatre films par jour. Je suis enchantée par cette première expérience et ce grand bol d’air cinématographique.

Voir tous ces films, c’est aussi assister à une grande diversité des images. D’un film à l’autre, des univers de couleurs et de textures complètement différents. Chaque directrice ou directeur de la photographie affirme le propos en utilisant des outils parfois étonnants.

France, éclairé par David Chambille, propose une image crue, jusqu’à la monstruosité, pour faire écho au personnage considéré par Bruno Dumont. À l’opposé, la douceur d’une « image savane », chaude, veloutée, accompagnait la chute d’un lion dans Down the King (projection de l’ACID). Le travail de Jean-François Hensgens en clair-obscur et en perte progressive de profondeur de champ chez Les Intranquilles contrastait avec le noir et blanc aux brillances vidéo de Paul Guilhaume pour Les Olympiades d’Audiard. Et puis l’acidulé à la fois chaud et lumineux de Denis Lenoir pour évoquer le travail d’écriture et valoriser la pétillante Vicky Krieps dans Bergman Island.

Caroline Champetier a dû bien s’amuser avec Léos Carax dans la sombre étrangeté d’un conte tragique (Annette) tandis que la dynamique dense des mouvements et le réalisme nocturne en milieu hospitalier de La Fracture (de Catherine Corsini) démontrent la virtuosité de l’association Lapoirie-Corsini pour nous embarquer dans une tragédie contemporaine – et néanmoins cocasse – de notre actualité.

Enfin, plus traditionnels, la froideur descriptive du constat de Nanni Moretti (Tre Piani), la chaleur trompeuse de L’histoire De Ma Femme (d’Ildiko Enyedi), épopée amoureuse au long cours, l’originalité des méandres d’un délire dans La Fièvre De Petrov (de Kirill Serebrennikov) où plusieurs techniques se répondent à l’intérieur même du film, la simplicité de l’image d’Ali Ghazi pour Un Héros d’Asghar Farhadi en écho à la simplicité du personnage qui pourtant vit une histoire bien complexe.

Toutes ces images entremêlées contrastent encore avec la dernière soirée, celle de la remise des Prix – très insolite, seule sans mon équipe, toute désarçonnée, et le dimanche sur la croisette, au Kiosque 9bis, à commencer à écrire ce texte avant de prendre navette et avion à Nice.

Merci à mes compagnons de route, merci à ces syndicalistes qui firent que Cannes existât. Merci à tous ces réalisateurs qui viennent du monde entier, qui parlent à eux tous tant de langues. De la Bulgarie au Kosovo, en passant par un thaïlandais qui tourne son film en Colombie avec une actrice-productrice britannique, et l’Iran, le Maroc, le Bal poussière en Côte d’Ivoire ou La Panthère des Neiges au Népal. Haïti, l’Italie de Nanni Moretti, la Suède de Bergman remise en scène par une française avec des acteurs d’autres pays, le monde entier, à Cannes, en concentré, en décalé, en diffracté, en contrastes, en argentique, en numérique, en scope ou en format carré. J’ai adoré ce rapport au Monde, au-delà du cinéma, j’ai senti à Cannes, une humanité que je n’aurais jamais imaginée trouver.

Céline Pagny, 25 juillet 2021