Basé sur une interview filmée de Maria Schneider pour l’émission « Cinéma, Cinémas », ce film a remporté le César du meilleur court-métrage documentaire. Trois actrices rejouent l’interview originale, dans un décor et un dispositif de mise en scène minutieusement reconstitués, ce qui confère aux propos de l’actrice une nouvelle actualité.

Maria Schneider 1983

L’interview originale avait été filmée dans un café, en pellicule. Maria Schneider y revenait sur des faits survenus une dizaine d’années plus tôt, lors du tournage du « Dernier Tango à Paris ». Elle accusait le réalisateur Bernardo Bertolucci et Marlon Brando de l’avoir manipulée et utilisée pour arriver à leurs fins.

La cheffe opératrice Pascale Marin répond à quelques questions sur l’élaboration de cette « mystification ».
L’étalonneuse Mathilde Delacroix et la réalisatrice Elisabeth Subrin se joignent à la conversation.

Le film original (avec la vraie Maria Schneider) n’apparaît pas dans ce montage, ce qui prive le spectateur de la référence. L’aviez-vous tout de même envisagé ?

Elisabeth Subrin, réalisatrice : Non, je n’y ai jamais songé car cela n’est point indispensable à l’appréciation de l’œuvre par le public. Intégrer la Maria d’origine serait superflu et détournerait du propos du film. Ce dernier porte sur l’héritage de Maria, sur la résonance de ses paroles dans les expériences et les traumatismes d’autres femmes. D’ailleurs, qu’est-ce qui caractérise l’authenticité ?

Quel rapport entre cette forme (témoignages en miroir, reflets, faux-semblants, rapport entre l’original et la copie, etc.) avec le fond, à savoir ce mépris de longue date envers les actrices, la transformation des actrices en potiches/objets/jouets au cinéma?

Pascale Marin: A force de regarder l’interview originale, plus que de m’interroger sur le rapport entre la forme et le fond je me suis connectée à la personne interviewée. Et le manque d’empathie qui confine à la cruauté de l’intervieweuse m’a heurtée, comment aurais-je réagi à la place du cadreur ?
On sent la nervosité de Maria Schneider, sa façon de se dérober en allumant cigarette sur cigarette. Si elle pouvait, elle disparaitrait derrière la fumée.
Et la détresse de ce regard caméra quand elle les supplie de ne pas mettre d’images du « Dernier tango à Paris » pour illustrer l’entretien, elle interpelle directement la personne qui filme : « Encore une fois vous aller me regarder me débattre sans rien faire? » Elle ne prononce pas ces mots, mais moi, je les entends.

Le film repose sur l’imitation la plus fidèle possible de l’interview originale. Quelles furent les étapes de cette reconstitution (les stratégies déco, maquillage, lumière, support, étalo, etc.) ?

Pascale Marin : Ce fut en effet un travail de collaboration très étroite en termes de décors, de lumière, de support et de caméra.
Pour ce qui est de la décoration, nous avons pris plusieurs décisions qui déterminent la vraisemblance du dispositif, comme le choix du nombre de feuilles à utiliser, le recours à un ou plusieurs miroirs pour recréer l’espace en reflet, ainsi que des essais filmés de couleurs de peinture pour obtenir l’effet escompté.

Pour la lumière, nous avons cherché à être cohérents avec le dispositif d’interview original, tout en devant réinventer l’espace en reflet. Cela a nécessité un travail minutieux pour trouver la bonne lumière et les bons réglages.

En ce qui concerne le support, je n’avais aucune certitude quant à la marque de pellicule utilisée dans l’interview originale (Kodak, Fuji, Agfa…), mais une pellicule couleur « haute sensibilité » des années 80, telle qu’une 250T type 7293 ou 8528, semblait cohérente avec l’époque et le contexte, un intérieur café en fin de journée. En 2022 mes options étaient plus réduites, j’ai donc opté pour la Kodak 500T 7219, en pensant que sa granularité se rapprocherait le plus possible d’une pellicule du passé, moins sensible mais plus ancienne.

Enfin, pour la caméra et l’optique, j’ai choisi une Aaton et nous avons testé plusieurs zooms lors des essais filmés : un Fujinon 19×90, un Angénieux 28×76 et un Canon 11,5×138. C’est ce dernier que j’ai retenu, pour son amplitude focale et toujours avec ce souci de cohérence avec le document original, une interview réalisée très probablement avec un petit zoom super 16. Je l’ai filtré avec un Soft FX 1/2.

L’émission “Cinéma, Cinémas” était toujours tournée en décors naturels, et sur pellicule. Sais-tu dans quel endroit l’interview originale a eu lieu ?

Non, nous avons activé pas mal de pistes pour essayer d’identifier ce café mais sans succès. Si nous l’avions trouvé, il est probable que la déco aurait trop évolué pour répondre à notre volonté de similitude. D’où la décision de tourner en studio.

On a bien l’impression de voir de la pellicule, mais les formats numériques ont-ils été envisagés?

Le film est tourné en Super 16, comme l’émission originale. Le numérique n’a pas été envisagé.

Mathilde, comment as-tu abordé ce projet, et participé à l’élaboration de l’image finale ?

Mathilde Delacroix, étalonneuse : J’ai été contactée par Hélène Olive, la productrice, après le montage du film. Elle cherchait quelqu’un ayant de l’expérience en pellicule pour retrouver les rendus d’un workflow de l’époque. À ce moment-là, je ne savais pas du tout que c’était Pascale, avec qui j’avais déjà travaillé par ailleurs, qui avait fait l’image du film. Je ne l’ai découvert que tardivement.
Hélène m’a expliqué la démarche d’Elisabeth et sa volonté de « confondre » la prestation de Manal avec l’archive originale.
Après cette première discussion avec Hélène, je lui ai demandé d’avoir un extrait d’un rush pour pouvoir commencer à travailler avant de m’entretenir avec Elisabeth.

La discussion avec Hélène et la vision de l’archive m’ont tout de suite fait penser à une façon de travailler l’image en cherchant à perdre des informations, notamment dans les basses lumières et les détails sur la peau, afin de retrouver d’une certaine façon un workflow plus « pauvre » en termes de précision des détails. J’ai donc effectué quelques tests et échangé par Zoom avec Elisabeth. Celle-ci paraissait tout à fait intéressée par cet angle de recherche, nous avons donc poursuivi ces essais lors de sa venue à Paris pour la finalisation de la post-production.
Il s’agissait de trouver le bon équilibre pour que l’image ne paraisse pas non plus trop dégradée lors d’une projection de DCP. Nous nous sommes donc concentrées sur cette première interview pour retrouver, au plus juste, la sensation que l’on avait en visionnant l’archive (effet de glow sur la peau, perte de détails de cheveux, rendu du fond, etc.).

En partant de ce scan tourné par Pascale, après plusieurs étapes intermédiaires, afin de commencer à trouver une sensation de diffusion, de manque de définition, de douceur dans l’image, je me suis créé une nouvelle image de base pour l’étalonnage final.
Nous avons ensuite travaillé sur les deux autres « variations » de l’interview pour amener progressivement un traitement plus naturel des rushes tournés en S16, en mélangeant ce rendu « archive » avec le scan original et en rendant ce dernier de plus en plus présent. Il fallait poursuivre et actualiser ce « jeu » de miroir entre les différentes interviews comme l’avaient déjà fait les actrices et l’équipe lors du tournage.

Le film se termine par un zoom arrière qui remet littéralement tout en perspective. Qui en a eu l’idée?

Pascale Marin: Etonnamment alors qu’elle l’avait déjà vu des centaines, voire des milliers de fois, c’est moi qui ai fait remarquer à Elisabeth que le mouvement de fin n’était pas seulement un panoramique mais un zoom arrière très prononcé.
C’est suite à notre discussion à ce sujet qu’elle a décidé de clore le film sur la découverte du plateau de cinéma, comme un retour vers la situation du « Dernier tango à Paris » où, cette fois, l’actrice aurait la possibilité de quitter les lieux.

Le film existe également sous forme d’installation muséale « The Listening Takes »

https://www.brown.edu/campus-life/arts/bell-gallery/exhibitions/elisabeth-subrin-listening-takes

Pascale Marin: Nous avions prévu cette forme en filmant chaque comédienne silencieuse pendant toute la durée de l’interview (un peu plus de 7 minutes). L’expo se présente sous la forme de 3 écrans, l’une parle, les deux autres écoutent, et la parole est ainsi relayée de l’une à l’autre.

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1ère assistante caméra : Charlotte Michel
2ème assistant caméra : Xavier Rubino
Cheffe electricienne : Diarra Sourang
Electricien prélight : Hadrien Perrot
Cheffe machiniste prélight : Laura Marret
Etalonneuse : Mathilde Delacroix

Matériel caméra – lumiere – machinerie et studio : TSF
Laboratoires : Kafard Films, Hiventy, Micro Climat Studios

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Propos recueillis par Pascal Montjovent