J’avais déjà lu ou entendu l’évocation de cas où un directeur de la photographie n’avait pas été crédité, ou mal crédité, pour son travail sur un film. Je me demandais pourquoi, comment cela arrivait.

On sait que les chemins qui mènent à la production et à l’achèvement, puis à la diffusion d’un film sont parfois tortueux, pleins de rebondissements, ce qu’on appelle « la petite histoire ». Et puis cela a bien fini par m’arriver: être mal crédité, et trouver que cela ne rendait pas justice à l’investissement, aux prospections intellectuelles, à la sueur, bref à la dévotion mise au service du film. Mais j’y reviendrai, car il y a quand même une « grande histoire ».

Courant 2019, mon vieux pote Nanda Fernandez Brédillard, réalisateur et ami de longue date, me parle d’un tournage à venir. Deux réalisatrices américaines l’ont contacté car elles réalisent un documentaire sur Julia Child, animatrice pendant des décennies de divers shows culinaires télévisés mémorables aux États-unis, où elle popularise notamment la cuisine à la française. Julie Cohen et Betsy West ont le vent en poupe, elles ont notamment réalisé le portrait de Ruth Bader Ginsburg (RBG) juge et deuxième femme jamais nommée à la Cour Suprême, libérale aux positions progressistes remplacée à son décès par une personnalité très conservatrice, nommée par Donald Trump.
La dite Julia Child ayant découvert les subtilités de la gastronomie en France, les réalisatrice souhaitaient évidemment tourner en France et pourquoi pas avec un chef opérateur français, après tout…
Attention, flash back, je reprends le fil de la « petite histoire ».

De « Viá Lactéa »…

Il y a 10 ans de cela, fin 2009, Nanda me parle d’un projet de court-métrage. Son vieux camarade Iñaki, chef du restaurant « Le Chateaubriand » à Paris, sera l’invité du Festival Hors Pistes, au Centre Pompidou, un festival dédié « aux nouveaux usages de l’image contemporaine », avec pour thème de l’édition 2010 tout ce qui a trait de près ou de loin à la nourriture, la gastronomie. Au programme: des courts-métrages aux confins de l’art contemporain et de la narration filmique, des concerts, des tables-rondes et interventions diverses. Et une soirée d’ouverture de films présentés sur grand écran, incluant une création originale, produite spécifiquement pour cet événement. Et Iñaki a demandé à Nanda si cela l’inspirait.
Dans notre filmographie commune avec Nanda il y a notamment un petit film expérimental tourné à Los Angeles, « Greend » (co-réalisé avec Lucas Mancione), qui a fait parler de lui en son temps puisqu’il mettait en scène un skater « invisible ». Ce film assez sophistiqué et post-produit peut tout à fait être qualifié d’ « objet », non contraint par la narration mais guidé par des intuitions esthétiques. Le film a fait une belle carrière en festivals et a été assez remarqué dans le petit milieu du skateboard.

Bref, Nanda ne manque pas d’inspiration: pour le Festival Hors Pistes, il veut rentrer dans l’incroyable diversité des formes et des surfaces des ingrédients utilisés par Iñaki pour concocter le menu servi dans la salle de cinéma du Centre Pompidou durant la soirée d’ouverture.

Pour résumer, on tourne tous les deux durant une semaine en studio « Viá Lactéa », à l’époque avec des 7D/5D et des optiques photo permettant les prises de vues en macro. Nanda avait très précisément préparé le film, en particulier via des typologies d’effets de formes et de matières, qui nous donnaient des références esthétiques pour cadrer nos expérimentations. Pour éclairer nos petites mises en scène, nous avions imaginé que nous travaillions non pas avec de la nourriture mais des paysages : en clair cadrer du très petit, mais éclairer du très grand.

Une fois le bento d’Iñaki servi à l’interlude, les invités de la soirée d’ouverture du festival ont pu voir un film qui mettait en scène ce qu’ils venaient de manger!
Le film (étalonné par Dan Cohen) a beaucoup circulé par la suite, en festivals et notamment via la plateforme Mubi, il a beaucoup inspiré d’autres réalisateurs aussi.

… À « Julia Child »

Mais revenons à « Julia ». Par connaissances communes interposées, Julie Cohen et Betsy West, qui se demandaient comment dépasser une image strictement documentaire sur « Julia Child », voient « Viá Lactéa » et contactent Nanda. L’idée serait de tourner en France sur les lieux où avait séjourné Julia Child durant son périple en France, et aussi de tourner des séquences macro illustrant certaines recettes iconiques, en studio à New York, dans un décor créé sur mesure à partir de photos prises dans une cuisine en Provence. Malheureusement, à l’automne 2019, mon planning ne me permettait pas d’être disponible pour le tournage français (assuré par Nanda lui même et un autre chef-opérateur), mais nous avons néanmoins commencé à réfléchir au tournage en studio. Le tournage impliquant de la construction et des échanges à distance, il nous fallait planifier bien en amont comment nous envisagions ce nouveau « Viá Lactéa », cette fois dans les meilleures conditions de production possibles.

Comme dans « Viá Lactéa », nous voulions tourner au ralenti et en macro. Mais cette fois, vue les attentes en termes de distribution, il nous semblait évident de tourner en 4K et en RAW, avec les specs minimales données par la production, à savoir que le projet soit tourné à 23.98 images par secondes. Tournage à New York, dans le monde du 60Hz donc. Sur ces considérations strictement techniques, je me retrouvais donc seul, Nanda étant avant tout réalisateur et directeur artistique finalement. Il me fallait prendre en compte l’ensemble des problématiques, y compris celle de trouver à New York un loueur qui pourrait fournir à la fois du matériel de prise de vues aux meilleurs standard de la cinématographie, mais également quelques accessoires de machinerie spécifiques et plutôt rares à trouver en location ! Nanda pensait notamment à des sliders motorisés, avec nacelles télécommandées, utilisées classiquement pour créer des timelapses avec des DSLR.
Restait aussi à trouver les optiques macro, la caméra me permettant les ralentis les plus performants en 4K et le kit lumière le plus pertinent pour travailler sur une surface très réduite. À ce stade, nous ne savions pas non plus quel était réellement le budget du tournage, ni à quel point nous devions privilégier les performances de ralenti.

Sur « Viá Lactéa », Albrecht Gerlach, qui avait fondé PhotoCineRent quelques années auparavant, nous avait fourni les optiques macro dont nous avions besoin, et depuis PhotoCineRent est devenu un partenaire de choix sur de très nombreux tournages. Naturellement je parle à Albrecht et Neticia de mon projet, qui même s’il se tourne à New York, va nécessiter des tests à Paris.
Pour mon premier test, je voulais déterminer quelles optiques feraient le job, et tester une config avec slider motorisé, pour voir si cela faisait ce qu’on voulait. Après avoir un peu hésité avec une Pocket 4K de BlackMagic, convaincu par la modularité de la Venice, je décidais d’utiliser son capteur déporté, le Rialto, installé sur un slider motorisé. Toutefois le modèle de slider disponible chez PhotoCineRent était limité, notamment pour l’utilisation motorisée de la nacelle, ce qui d’ailleurs, à la réflexion, ne pose pas réellement de problème.

Une découverte !

L’objet majeur de ce premier test était surtout les optiques, sachant qu’en montant une caméra sur un slider, j’avais une problématique de poids des optiques. J’avais aussi en tête de trouver une série qui pourrait être utilisée le plus possible en continuité pour les plans où l’on verrait le décor et pour les plans macro spécifiquement. Optiques légères, mais « cohérentes » donc. J’ai commencé par le 100 macro de Canon, optique stabilisée, superbe, que nous avions utilisée sur « Viá Lactéa », puis passé des CP2, avec notamment le 135, bien qu’il soit un peu trop lourd… Je pensais utiliser des dioptries, des doubleurs. Mais Nanda trouvait que nous étions encore loin du rendu qu’il cherchait. Puis une préparatrice de PhotoCineRent me parle des IBE Raptor, que je ne connaissais pas. Des optiques qui nous ont séduit immédiatement, précises avec un rapport de magnification de 1:1, cohérentes avec un kit de 3 optiques 100/150/180mm. Une découverte.

Lors de ce premier test, avec une caméra à 23.98, je me suis vite aperçu d’un problème lié à la cadence de la caméra. Dès que je dépassais 90i/s je rencontrais des problèmes de scintillement assez prononcés, que je n’arrivais pas à supprimer même en travaillant le shutter grâce à l’ECS. Et comme je souhaitais pouvoir travailler avec n’importe quelle vitesse d’obturation selon les besoins stylistiques du plan, cela posait un VRAI problème!
Avec un peu d’investigation, j’en suis venu à me dire que mes chers Dedo 150W posaient problème, et que la seule solution était de travailler avec des projecteurs appropriés.
Pour vérifier cette hypothèse, mais aussi déterminer quelle caméra serait la plus appropriée pour enregistrer des ralentis les plus propres et créatifs possible, j’ai décidé d’effectuer une nouvelle batterie de tests chez PhotoCineRent. Cette fois avec une source HMI 1800W équipée d’un ballast Hi-speed, un Skypanel S30, un Fresnel Tungstène 300W et un Fresnel Tungstène 2KW. Et aussi une Red Weapon, une Alexa LF et une Venice. Les trois caméras équipées d’optiques Raptor.

Catherine Briault et Neder Hadj Hassen, également membres de l’Union, se trouvant disponibles et intéressés, sont venus me prêter main forte ce jour là et nous avons opéré une petite batterie d’essais pour se rendre compte de visu de la pertinence de l’utilisation des ralentis et des vitesses d’obturation selon les cas concrets dans lesquels je me serais probablement retrouvé.
Une très belle journée, très instructive, où j’ai pu constater qu’avec des sources tungstène, plus la puissance était importante plus j’évitais les problèmes de scintillement, et que j’allais utiliser obligatoirement des ballasts hi-speed pour mes HMI. À ce stade, ceci dit, il était prévu que je travaille avec une petite équipe électro à New-York, qui prendrait en charge ces problématiques de matériel. J’avais en outre demandé certaines modifications des décors, préparé des plans de feu etc.
Mais cette belle journée de tests s’est assez fermement assombrie en fin de journée, avec l’annonce d’un certain confinement qui prendrait effet deux jours plus tard pour une durée indéterminée. La suite nous la connaissons tous et mon tournage à New York, qui s’annonçait sous les meilleures auspices, a donc été bien entendu reporté sine die.

On tourne enfin…

Et puis quelques mois plus tard, Nanda me dit que finalement, même si la production s’est résolue à tourner les scènes de studio avec une équipe new-yorkaise, le tournage des plans macro se ferait avec nous ! À cette époque tout est encore bien fragile, mais nous nous préparons à un tournage courant juillet 2020. Entre temps, la production du film avance: produit par Storyville et Imagine, la société de Ron Howard, le documentaire sortira en salle aux États-Unis, distribué par Sony Classics.
Sans l’assistance d’une équipe de production parisienne, nous cherchons des solutions avec Nanda: nous demandons à PhotoCineRent s’ils peuvent nous improviser un petit studio de « table shoot » dans leurs locaux, nous trouvons le cuisinier (Antonio) qui pourra nous accompagner pour la préparation des recettes telles qu’elles ont été décrites par Julia Child, et nous trouvons également le data manager qui pourra gérer quotidiennement l’expédition des exports de contrôle aux réalisatrices (Olivier).
Tout bien considéré, je choisis de tourner avec la Venice. Même si les qualités de l’Alexa LF ou de la Red Weapon ne sont pas mises en cause, la possibilité d’utiliser le capteur déporté de la Venice allège beaucoup les problématiques de machinerie, j’aime aussi la versatilité de la caméra mais aussi ses capacités en High Frame Rate.

Je choisis un pack lumière à peu près gérable en solo: un 1800W HMI, un 575W HMI, les deux équipés de ballast high speed, un Skypanel S30, un 650W Tungstène et une valise de Dedo tungstène 150W, ces derniers étant potentiellement utilisables jusqu’à 60i/s. Je réserve aussi mes fameuses Raptor, 100, 150 et 180mm, ainsi qu’une probe lens 24mm de Laowa. Pour la machinerie ça ne se passe pas exactement comme prévu : Albrecht, qui n’est pas en mesure de nous fournir le slider avec la nacelle motorisée que nous recherchions, nous propose à la place une Dolly Primo de GFM, avec slider GFM! Pas le même outil, mais une autre échelle!! Mais je vois bien aussi l’intérêt de cet outil inattendu, qui allait me permettre beaucoup de possibilités d’installations.

Question monitoring, avec trop peu de recul sur la globalité de la production, j’ai préféré switcher régulièrement entre le SLOG3.Cine et la S709 basique de la caméra, sans LUT spécifique, mais avec plusieurs retours, y compris un écran 4K RGB qui se trouvait par là ! Enfin, nous prévoyons de tourner une journée avec une Phantom, pour des prises de vues à 1000i/s.
Un peu comme sur « Viá Lactéa », nous avons un chouette terrain de jeu et les jouets qui vont avec. Des jouets un peu plus luxueux cette fois !

Éviter l’imagerie factice

Pour chaque recette, nous devions mettre en scène les ingrédients et documenter certaines étapes de la recette, parfois jusqu’au dressage (présentation dans l’assiette). Dans un contexte de production précis, et donc avec moins de libertés que sur « Viá Lactéa », nous avons cependant repris la même formule (après tout on venait nous chercher pour ça): cadrer au plus près de la matière, mais éclairer comme des paysages. Créer des espaces visuels presque abstraits en flirtant avec l’expérimental. Filmer la vraie matière de la cuisine en évitant l’imagerie publicitaire idéalisée par des ingrédients factices.

Sole meunière, tarte Bourdaloue, bœuf bourguignon, wok de légumes, poulet rôti : il s’agissait essentiellement de revisiter des classiques de la cuisine française et les formes de ses ingrédients. Les processus de cuisson ajoutaient évidemment des éléments dynamiques indispensables: l’eau qui bout, les flammes du wok, le pétillant des bulles, la fumée au-dessus des casseroles… Antonio préparait les aliments de son côté, ou sur le plateau, en utilisant les outils qui nous permettaient de voir ce que nous voulions filmer: poêle sciée, récipients en verre de laboratoire résistant à la cuisson…

La Venice m’a permis de pouvoir jouer facilement avec les cadences, le Rialto posé sur la dolly et le corps caméra à portée de main. J’ai choisi de ne pas filtrer et d’utiliser les Raptor tels quels, je voulais absolument éviter tout risque d’image fantôme (ghost) et livrer des images très précises, ne sachant pas vraiment comment et à quel moment ils seraient utilisés dans le montage final.

Anecdote intéressante quant à ces optiques : pour un plan en particulier, la production voulait une sorte de travelling arrière, mais sans pointeur avec des optiques macro cela s’avérait évidemment très difficile à réaliser. J’ai donc proposé l’utilisation d’un zoom Angénieux 24-290, qui me permettait grâce à la commande de zoom appropriée d’effectuer l’effet de « reveal » voulu par la production. Mais après visionnage, même si l’Angénieux était très bien, les réalisatrices voulaient vraiment le rendu des Raptor!! Nous avons donc dû réaliser ce fameux travelling, Rialto sur slider, Nanda effectuant le mouvement de machinerie tandis que je me concentrais sur le point…

Autre moment notable : notre tournage en Phantom. Je pensais initialement tourner en Veo4KS, mais au vu de nos conditions de tournage, Albrecht me convainc de tourner en Phantom Flex4K, notamment pour la possibilité de revisionner rapidement les prises in situ, depuis la caméra. Avec mes deux HMI et leurs ballasts hi-speed, la quantité de lumière était malgré tout assez limitée, j’ai donc tourné à pleine ouverture pour atteindre les 1000i/s.

La « petite histoire » du chef opérateur mal crédité

Les rushes envoyés à New York quotidiennement ont permis des échanges précis avec la production, qui pouvait donc suivre au jour le jour le tournage et qui nous permettait aussi de déterminer à quel point nous pouvions nous permettre d’être expérimental. Puis le tournage se termine, les derniers rushes sont envoyés, remballe, remerciements, et plus de nouvelles.
Depuis, avec Nanda, nous nous demandions même si le projet avait été enterré, lorsque nous apprenons dans la presse spécialisée qu’une date de sortie est prévue au USA, le 5 novembre 2021. Nous n’avons été informés de rien, et inclus dans aucun échange lié à l’étalonnage de nos images, par exemple…

Pour la « petite histoire », donc, à ce moment ne se trouve créditée sur IMDB que la directrice de la photographie qui a tourné aux États-Unis. Après avoir demandé à ce que nos deux noms soient également présents, Nanda est finalement crédité sur IMDB en tant que directeur de la photographie,  pour nos images en « tableshoot » et pour les images qu’il a tournées en France avec les réalisatrices. Mais malgré ses relances, rien n’y fait, je reste crédité en tant que « gaffer », équivalent de chef électricien donc, qui est un très beau métier, mais qui n’est pas le mien…

Passée l’amertume de lire dans les quelques articles à propos du film les louanges de la directrice de la photographie américaine pour son travail « mouthwatering food cinematography» à propos des images tournées dans notre microstudio, et malgré plusieurs emails restés sans réponse à la production, j’ai du me rendre à l’évidence. Cela m’a un peu perturbé, je me suis demandé pourquoi et comment mon nom associé à un travail cinématographique reconnu avait été à ce point évincé d’un projet sur lequel je m’étais trouvé en première ligne, épaulé par un loueur à l’écoute de mes préoccupations. Et puis il a fallu se résigner : tant pis pour cette fois, je ne peux de toute façon pas faire grand chose !

Le plus important, c’est bien que j’ai continué à apprendre de ce tournage à rebondissement et que notre collaboration avec Nanda s’est encore enrichie de cette belle expérience.
Vivement notre prochain tournage ensemble!