Guy Chanel, tu as signé l’image du dernier film de Susana Lastreto, sorti en janvier. Il s’agit d’un film d’amour un peu particulier. Peux-tu en dire plus sur le récit ?
GC – Sans dévoiler complètement le sujet, disons qu’il s’agit d’un film très personnel pour Susana relatant en partie son passé de cette uruguayenne vivant à Paris depuis les années 70. Le film fait appel à un souvenir très douloureux de cette époque, lointaine mais encore présente, du temps de la dictature uruguayenne. Le personnage principal du film est un homme d’une soixantaine d’année, français, qui découvre l’Uruguay à la recherche d’un amour perdu. Il va être confronté à des souvenirs, des apparitions, des personnages surgissant du passé, fantômes ou réels, qui vont l’informer, le guider à travers le Montevidéo de l’enfance de l’auteure. Il va prendre conscience que la dictature quelle que soit son origine, son appartenance à tel pays, peut laisser des traces douloureuses pour les générations à venir.
Le film est tourné fin 2018. Comment se lance la production ?
GC – Voilà plus de 10 ans que Susana Lastreto essaie de monter la production de Cet infini jardin, superbe de long-métrage mettant en scène cinq enfants confrontés au monde des adultes dans un pays faisant affaires avec d’anciens nazis. Le film n’a finalement pas obtenu les aides escomptées. C’est pour cette raison que Susana a écrit dans l’urgence Euridice, là-bas qui était présent dans sa mémoire mais qui a vu sa concrétisation nécessaire. A l’automne 2018, le prêt d’un investisseur de 100 000€ et la disponibilité de l’appartement de son frère durant quatre semaines à Montevideo a permis de sauter le pas – avec les contraintes suivantes : un budget de tournage serré, 4 semaines de tournage, et la nécessité de se décider très vite. Après 4 semaines de prépa, nous avons commencé le tournage, par les nuits, en se calant sur le rythme de travail à l’uruguayenne : 12h par nuit et 6 jours sur 7.
Dans ces conditions, tu t’orientes vers quelle caméra ?
GC – On a choisit de tourner avec un matériel peu encombrant, pas cher, de qualité, avec une possibilité de tourner en basse lumière. Le panasonic GH5s venait de sortir. Nous avons fait le choix d’acheter deux appareils et avons dégoté une série d’objectifs fixes d’occasion de marque Veydra. Nous avons complété ce matériel par des accessoires adéquats (cage, mattebox, follow focus). Toute l’équipe a été recrutée sur place, équipe très compétente d’ailleurs, mais j’ai demandé de pouvoir faire venir mon assistant opérateur qui est venu avec tout son matériel (Nucleus, mattebox, follow focus, Small HD, etc…).
Comment as-tu travaillé le signal ?
GC – La possibilité d’intégrer des LUT dans cet appareil est un vrai plus. J’ai fait des essais pour établir une LUT, avec un Fiilex 400W P360 en effet, un Arri SC30 à 3200°K et 80% (avec chimera et SnapGrid) à la face et un Arri HMI 575W Lentille Fresnel en contre jour. Les essais étaient faits à la fois en courbe VLog-L et Monochrome D présents dans le menu de l’appareil. Le Monochrome D du Panasonic Gh5s est un très beau noir et blanc, très contrasté, avec peut-être un léger manque de détails en basse lumière. Pas question, bien sûr, de ne pas profiter du Vlog-L. Avec mon ami, Forest Finbow, nous avons cherché sur Resolve à nous rapprocher de la courbe Monochrome D. Après avoir essayé la plupart des courbes Panasonic, Forest a trouvé finalement une courbe Canon qui se rapprochait le plus de la courbe en question. Il l’a retravaillée pour corriger et améliorer et avons ainsi obtenu une LUT qui me convenait parfaitement. Nous en avons même utilisé deux, à savoir une qui tenait compte d’un filtre de contraste se situant dans les rouges/orangé pour les teintes chair et l’autre sans.
Et d’ailleurs, pourquoi le noir et blanc ?
GC – C’est la question qui revient souvent à propos de ce film. Tout d’abord, c’est un choix de la réalisatrice. C’est une intention forte qu’elle a depuis le début. Je crois que le noir et blanc permet de donner un caractère universel, hors du temps. Il invite le spectateur à s’interroger sur son époque au regard de celle qui lui est contée au travers du film. C’est aussi une façon de dégager une atmosphère particulière : le noir et blanc parfois considéré comme lié à la poésie, aux émotions pures, à la beauté des traits. Le directeur de la photo doit alors travailler les contrastes, les textures de l’image, donner à chaque couleur qui est traduite en valeur de gris une identité particulière. Chaque plan doit être travaillé comme un tableau. Le noir et blanc va à l’essentiel, il oblige le spectateur à se concentrer sur les personnages, sur les décors, sur l’ambiance.
Pendant ma formation à l’école Louis Lumière, puis au contact de mes ainés directeurs photo au cours de ma carrière, j’avais déjà développé un grand intérêt du monochrome. En pellicule d’abord, puis en numérique, ce qui requiert une autre façon de concevoir ses réflexes de travail.
Nous avions par ailleurs un grand nombre de films de référence sur les éclairages de films noir et blanc. Avant de partir, j’ai notamment pu voir le film Cold War de Pawel Pawlikowski en noir et blanc. Quelle image, superbe ! Même si je ne suis pas fan du cadre 4/3, je dois reconnaitre qu’il correspond parfaitement au sujet et aux décors. Tourné en Alexa sur 56 jours de tournage, avec un an de prépa et un budget conséquent, je dois préciser que nous n’avons pas bénéficié de telles conditions de production.
Parmi nos référence pour le noir et blanc, nous avions également en tête : Dead Man et Coffee and cigarettes de Jim Jarmusch, Tetro de Francis Ford Coppola, Memento de Christopher Nolan, The Artist de Michel Hazanavicius, Persepolis de Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud, Good Night, and Good Luck de George Clooney, L’étreinte du serpent de Ciro Guerra, La fille sur le pont de Patrice Leconte et The barber de Joel Coen.
Le film se passe beaucoup en intérieur nuit. Qu’est-ce que ça a impliqué en terme artistique, de lumière plus particulièrement ?
GC – Oui, les 90% du film se déroulent en intérieur. Nous avons tourné dans un appartement de 300m2 avec un long couloir de 30m de long, des fenêtres qui ne s’ouvrent pas. Nous étions au 5ème et avant dernier étage, donc sans possibilité de mettre la lumière à l’extérieur. Et les ¾ du film se déroulent la nuit.
La nuit a été essentiellement éclairée par les deux 2kW en ouvrant la lentille de Fresnel, utilisés soit en effet ¾ face, soit à la face, afin de bénéficier d’une dureté de la lumière nuit et des ombres très marquées. Nous avons eu une utilisation intensive de contre-jours (Joker de 400W, des 300W ou Fiilex 400W). Le mélange des températures de couleur n’étant pas un problème en noir et blanc, j’ai quand même fait attention à utiliser les projecteurs à la face qui soient équilibrés avec la caméra afin de ne pas dénaturer la LUT avec skin détail. Nous avons par ailleurs beaucoup utilisé de volets, de drapeaux, de mamas, de langues de chat pour redécouper la lumière. Le sujet me permettait de ne pas toujours suivre les raccords lumière, s’agissant d’apparitions, de fantômes, de dialogues avec les disparus. Aussi, j’en ai joué, abusé et finalement chaque effet correspond à des situations bien particulières que donne la lecture du scénario.
Le jour, les HMI 575W avec des cadres équipés en ½ White Diffusion ont été prédominants.
C’est un film de lumière. Et il est rare pour un directeur de la photo d’avoir la chance d’éclairer un tel univers. Ça a été un vrai bonheur.
Le résultat est assez étonnant. Un noir et blanc très contrasté, mettant en valeur les visages des comédiens, tout en les plongeant dans une ambiance mystérieuse.
Comment as-tu travaillé avec la série Veydra ?
GC – J’ai travaillé à pleine ouverture pour compenser la petite taille du capteur micro 4/3 et réduire un peu la profondeur de champ. Les très belles optiques Veydra ont fait le reste. Un très beau Bokeh, une belle définition et une maitrise du flare grâce à un traitement anti-reflet efficace, telles sont les qualités qui me sont apparues s’agissant de cette série.
Au début du film, on est dans un environnement classique avec son cadre bien défini, ses lumières très réalistes avec l’emploi de longues focales pour se concentrer sur les personnages, bien réels. Au fur et à mesure, on s’enfonce dans le passé, l’imaginaire, les souvenirs, les disparus qui reviennent et la lumière devient participante, enveloppante, mystérieuse. Le choix des courtes focales, alors, prédomine : ces dernières donnent aux espaces une profondeur plus grande, mais aussi une perspective plus fuyante et lointaine, faisant du décor un personnage à part entière du film. Les objets, les verticales qui basculent à la limite de la déformation entourent le personnage principal, qui lui aussi, devient parfois étrange, extravagant.
Peux-tu nous dire deux mots sur la postproduction ?
GC – Le montage a été effectué par Paola Termine, une jeune et talentueuse monteuse. Il a duré plusieurs mois et une autre écriture a été ainsi réalisée qui sied parfaitement au récit. Susana savait qu’elle pouvait compter sur les nombreux matériaux réalisés au cours du tournage. Le résultat de ce montage à la fois très serré, 1h20, mais aussi avec de longs moments plus lents, plus intérieurs, retient avant tout l’émotion.
Et concernant l’étalonnage ?
GC – L’étalonnage a été effectué par Daff Schneydher chez Colour, Grading & Finishing Studio, un labo de Montévidéo tandis que j’étais sur Skype depuis Paris. J’étais un peu réticent au début de ne pouvoir être sur place, mais je dois reconnaître que leur système est bien rodé. Au laboratoire, il y avait Daff, le coloriste et Susana. De mon côté, je suivais en temps réel par Skype. Je voyais l’image du film et les différentes manœuvres du coloriste entreprises à ma demande sur mon ordi. Il nous a fallu cependant prendre un peu de temps pour retrouver exactement la LUT afin que celle-ci s’adapte au workflow choisi. Cette étape passée, j’ai été impressionné de l’écoute et de toutes les tentatives mises en œuvre par Daff pour arriver au résultat que je souhaitais. Il faut dire que ce n’est pas très souvent que le laboratoire a l’occasion de travailler en noir et blanc et qu’ils ont relevé le défi avec beaucoup d’enthousiasme. Je les en remercie, le résultat est superbe.
Merci. Le film n’est plus en salle mais on peut le voir en VOD sur Ciné Mutins.
Euridice, là-bas de Susana Lastreto
- Lieu de tournage : Montevideo (Uruguay)
- Durée de tournage : 4 semaines, en novembre et décembre 2018
- Prépa : 3 semaines en France, 1 semaine en Uruguay
- Budget de tournage : 100 000€
- Choix esthétique : noir et blanc, format 1:1,85
- Caméra : 2x Panasonic GH5s, capteur M4/3 (MFT)
- Format : Cinéma 4K 24p NTSC 4:2:2 10 bit 400Mbps All-Intra Courbe VLog-L
- Optiques : Série Veydra 12mm-16mm-25mm-35mm-50mm-85mm T2,2
- Machinerie : pied tête fluide Tilta G2X et épaule.
- Electrique : (loué sur place)
- 2x 2kW lentille Fresnel
- 2x 575W HMI lentille Fresnel
- 1x Joker Bug 400W
- 2x 300W ARRI lentille Fresnel
- 2x 400W Fiilex P360
- 2x 150W ARRI lenrille Fresnel
- 2x 200W Fiilex P180
Equipe Technique
- Auteure/Réalisatrice – Susana Lastreto
- Directeur Photo/Cadreur – Guy Chanel
- Premier Assistant Opérateur – Guillaume Brandois
- Ingénieur du Son – Fernandon Serkhochian
- Assistant Son
- Premier Assistant Réalisateur – Léandro Barneche
- Maquilleuse
- Accessoiriste – Marta Zerbino
- Chef Electro
- Machino – Roberto Gazano
- Assistante stagiaire Réalisation
- Assistant stagiaire Régie
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