Cet article propose un résumé de la notion de résonance psychologique de la couleur, et du concept d’accords chromatiques, tels que décrits dans la théorie des couleurs de Goethe.

Que la couleur soit utilisée pour mettre en avant un élément de l’image (un comédien, un élément de décor), pour séparer des couches de profondeur par contraste chromatique, ou pour donner une tonalité émotionnelle à une séquence, elle est un composant essentiel du travail de directeur de la photographie. Son choix fait partie des plus importants, que ce soit en préparation, sur un plateau, ou en étalonnage. Ce texte propose une base pour guider ce choix, issue de la théorie qui relie couleurs et émotions. Cette théorie est exposée par Johann Wolfgang Goethe dans son texte « Le Traité des Couleurs » (1810).

Faire référence à ce texte dans le contexte de la photographie de cinéma n’a rien de novateur. Vittorio Storaro, AIC ASC, indéniablement un des plus grands penseurs de l’image de cinéma, est le premier directeur de la photographie à avoir théorisé la couleur au cinéma, en profondeur. Sa théorie personnelle (magnifiquement exposée dans son livre « I Colori ») est directement inspirée de celle de Goethe 1. Ils postulent tous les deux que la couleur provoque une résonance émotionnelle chez le spectateur, et que cette résonance est universelle, et définissable.

« Nous écrivons des histoires avec la lumière et les ténèbres, le mouvement et les couleurs. C’est un langage avec son propre vocabulaire, et une infinité de possibilités pour exprimer nos pensées et sentiments profonds » – Vittorio Storaro

Le livre de Goethe comporte en réalité deux parties, divisées en six chapitres. Les chapitres un à cinq de la première partie proposent une théorie sur l’origine scientifique de la couleur 2. Dans le cadre de cet article, nous allons plutôt parler du sixième chapitre, nommé « Effet Physico-Moral de la couleur ». C’est celui qui nous intéresse le plus dans le contexte d’une utilisation artistique (et donc émotionnelle) de la couleur.

En parlant de la couleur, Goethe commence le chapitre par écrire : « Elle exerce, lorsqu’elle est seule, un effet spécifique, et en combinaison un effet d’une part harmonieux, d’autre part caractéristique, souvent aussi disharmonieux, mais toujours incontestable et important ; cet effet touche directement la nature morale. Ce pourquoi la couleur, en tant qu’élément de l’art, peut être utilisée et peut collaborer aux fins esthétiques les plus hautes »3.

Goethe définie deux « zones » de couleur : la « zone plus » et la « zone moins ».

La première comporte le jaune, le rouge et le pourpre (que nous appelons aujourd’hui magenta) couleurs qui nous inclinent vers des sentiments « d’animation, de vivacité, et d’effort » 4.

La zone moins est composée du vert, du bleu et du violet, et nous incline vers des sentiments « d’inquiétude, de douceur, et de nostalgie » 5.

Pour mieux représenter les oppositions émotionnelles et visuelles de ces zones, Goethe conceptualise une « roue chromatique », basée sur six couleurs principales. Ces couleurs sont le Jaune, l’Orange, le Rouge (pour la zone plus) et le Vert, le Bleu et le Violet (pour la zone moins). Elles sont différentes de celles qui constituent la synthèse additive, base technique de la couleur dans notre domaine.

Roue chromatique de Goethe.

Goethe appelle « besoin de totalité » le concept qui dicte l’agencement des couleurs sur cette roue. Il propose l’idée que l’œil humain, quand il est confronté à la tonalité émotionnelle d’une couleur, désire naturellement la couleur qui produit la tonalité opposée, pour créer une « totalité qui le satisfait »6.

Pour ces agencements de couleur, que Goethe appelle « combinaisons », j’utiliserai plutôt le terme « accord chromatique », que je trouve plus adapté à notre pratique.

Ainsi, la couleur jaune, couleur « lumineuse » par excellence, provoque une impression de stimulation, de chaleur et de bien-être. Elle s’oppose naturellement au violet, couleur de l’ombre, qui nous inspire la mélancolie, la distance et le froid. L’accord de ces deux couleurs comble donc notre besoin naturel de totalité, trouve un équilibre harmonieux en exprimant une émotion et son contraire. D’une certaine façon, on pourrait dire qu’une couleur en « équilibre » une autre. C’est pourquoi Goethe appelle les combinaisons de couleurs opposées sur la roue des « combinaisons harmonieuses »

Exemple de combinaison harmonieuse – le jaune s’oppose au violet, et comblent ensemble notre besoin d’harmonie.

Ensuite viennent les accords que Goethe appelle « caractéristiques », c’est-à-dire produisant une force expressive qui n’est pas totalement satisfaisante, puisqu’elle ne tend pas vers l’harmonie. En revanche, étant donné son «imperfection », un accord « caractéristique » produit une tonalité émotionnelle qui résulte de la combinaison de ses deux couleurs composantes. Par exemple, l’accord du jaune et du magenta a « quelque chose d’incomplet, mais aussi d’enjoué et de splendide »7. Ces combinaisons sont composées en sautant une couleur sur la roue chromatique.

Exemple de combinaison caractéristique – le jaune se combine au magenta, pour créer une tonalité qui est l’accord de leurs deux caractères.

Enfin, le troisième type d’accords réside dans les « combinaisons sans caractère », c’est-à-dire dans l’accord de deux couleurs voisines. Ces accords ont peu d’effet, les deux couleurs étant trop similaires pour produire une impression marquante. Plus qu’une impression précise, ils marquent une progression, ou une évolution dans un sentiment. Ainsi, l’accord du jaune et du rouge, par exemple, peux marquer une progression de l’énergie vers la passion.

Exemple de combinaison sans caractère – le jaune et le rouge, ensemble, produisent un « dégradé » plutôt qu’une expression émotionnelle.

Bien entendu, dans sa théorie, Goethe détaille plus profondément les valeurs psychologiques de chaque couleur, et des accords chromatiques. Il propose aussi une manière d’appuyer l’expression de ces accords en jouant sur ce que nous, chefs opérateurs, appelons la luminosité de la couleur – par exemple en variant un accord par une couleur «zone plus» claire, et une couleur « zone moins » sombre. Le but de cet article n’est pas de retranscrire chaque détail de cette théorie riche et complexe, mais simplement d’en expliquer les bases, et de les proposer comme source d’inspiration dans un choix de composition de l’image.

Il n’est pas non plus question de soutenir que cette théorie des couleurs est la seule valable, ou même la plus essentielle. Aucune affirmation aussi définitive et fermée n’est proposée ici. La théorie de Goethe est simplement exposée comme un compas possible dans les très vastes possibilités qui s’offrent aux chefs opérateurs quand ils sont confrontés à des choix qui concernent la couleur.

Voici, pour finir, quelques exemples d’accords chromatiques dans la série « Euphoria », qui selon moi en est une excellente démonstration. Il est laissé au lecteur le loisir de reconnaître les types de combinaisons utilisées, et la tonalité émotionnelle qu’elles lui inspirent.

Euphoria, 2019 – photographié par Marcell Rév, Drew Daniels, Adam Newport-Berra et André Chemetoff.

1 – https://britishcinematographer.co.uk/vittorio-storaro-aic-asc-wonder-wheel/
2– https://fr.wikipedia.org/wiki/Trait%C3%A9_des_couleurs
3– Johann Wolfgang Goethe, Traité des couleurs, édition Triades.
4,5,6,7– Ibid