Vampire humaniste cherche suicidaire consentant, sorti en salles en mars dernier, a été distingué à de nombreuses reprises, notamment au festival Chefs Op’ en Lumières où il a été doublement récompensé du Prix du Jury et du Prix du Public.

Produit au Québec et réalisé par Ariane Louis-Seize, le film dépeint la rencontre de deux adolescents très différents. Sasha est une vampire, mais n’accepte pas sa condition, ayant trop de coeur pour tuer quelqu’un. Paul, quant à lui, est un adolescent mal dans sa peau qui réfléchit à mettre fin à ses jours. Dans un concours de circonstances, ils apprendront à se connaître lors d’un road-trip nocturne plein de couleurs.

Shawn Pavlin, qui a signé l’image du film, a bien voulu nous accorder un entretien dans lequel il revient sur ses choix esthétiques et techniques.

Alexi Bouygues : Pourrais-tu me raconter comment tu as abordé la préparation du film avec Ariane Louis-Seize ?

Shawn Pavlin : On a l’habitude de travailler ensemble avec Ariane. On avait tourné ensemble deux courts-métrages, Little Waves sorti en 2018, et Shooting Star sorti en 2020. Pour Vampire humaniste, Ariane a dès le départ eu des idées très claires et concises sur l’univers qu’elle voulait construire. Les premières références étaient les grands films de vampire des années 1930. Nosferatu de F.W. Murnau, Vampyr de Carl Theodor Dreyer ou encore le Dracula de Tod Browning. Il y a dans ces films une idée d’inconfort de l’espace qui est traduit dans le cadre et la lumière. On a continué notre exploration esthétique dans des oeuvres plus modernes : Horror of Dracula, In The Mood For Love, American Animals, Honey Boy

On a en parallèle de cette recherche énormément découpé en amont du tournage. 98 % du film a été tourné presque exactement comme on l’avait pensé en préparation.

Photogramme tiré du film. Sara Montpetit.

AB : Par quels choix techniques as-tu mené cette exploration visuelle depuis les essais caméra jusqu’à la post-production ?

SP : Très tôt, une des premières envies esthétiques qu’on a eue avec Ariane a été de tourner en anamorphique. On avait en tête le look hyper singulier des Panavision C Series. On a finalement choisi la série des Atlas Orion (2x) qui ont une construction optique similaire et qui étaient mieux adaptées à notre économie de tournage. J’ai ensuite cherché le « sweet spot » de chaque optique de la série.
L’enjeu a été de déterminer à quelle ouverture on était le plus proche de l’image souhaitée en termes d’aberrations et de définition.
J’aime aussi penser certains jours d’essais comme des « shows » où tout le monde peut essayer des choses. C’est pour moi le moment où on peut aller trop loin dans l’esthétique du film et trouver ce qui est juste.
Ludovic Dufresne, le directeur artistique, amenait plein d’accessoires à essayer devant la caméra en même temps que j’essayais différents objectifs et filtres. On avait ainsi une idée assez précise du rendu des costumes et du maquillage. C’était important de trouver quelque chose qui fasse vampire mais pas trop. Car c’est un film de vampire, mais c’est surtout un « coming of age movie », l’histoire de deux jeunes adultes qui cherchent qui ils sont.
J’ai amené ces images ainsi que des références visuelles d’autres films à mon coloriste, Julien Alix. À partir de ces images, il a élaboré une LUT que j’ai utilisé sur le tournage. Pendant le tournage, c’est important pour moi que sur le plateau, tout le monde puisse voir une image proche du résultat final. Ça permet à tout le monde de parler le même langage, et ainsi de faire le même film. C’est pour ça que j’aime autant filtrer directement à la caméra.
Finalement, lorsqu’on est arrivé en phase d’étalonnage, on était déjà très proches du résultat final. On a alors continué de pousser le look du film, avec l’idée de se laisser surprendre par les différentes directions dans lesquelles on pouvait aller. Enfin, on a ajouté un grain 35mm d’une pellicule Kodak 200T que l’on a dosé en fonction de chaque plan.

Essai des Atlas Orion (2x) avec la Venice 2

A.B : Est-ce que tu as eu une stratégie d’exposition particulière sur le plateau au moment du tournage ?

S.P : Ça commence toujours avec une discussion avec mon étalonneur. Pour ce film, je lui ai demandé d’avoir une LUT qui me pousse à surexposer mon image d’un bon demi-stop. Ça me permet pendant le tournage de jouer avec l’obscurité. Je peux oser aller trop loin dans les zones sombres de mon image, tout en sachant que je pourrai par la suite y retrouver des détails. J’aime bien voir la LUT comme un filet de sécurité qui me permet de jouer avec les limites de mon image, et ainsi d’exagérer les effets au moment du tournage.

On a tourné avec une Sony Venice qu’on a prise en base 2500EI. Travailler à cette sensibilité me permettait de jouer avec le bas de la courbe d’exposition du capteur. J’aimais bien l’idée de jumeler cette façon moderne de travailler avec le look plus classique des films de mon enfance.
En règle générale, je vais tout le temps faire la première passe au posemètre. J’essaie de me forcer à visualiser le plan dans ma tête avant de voir une image à la caméra ou sur un moniteur. Ça me permet d’avoir une première réflexion de ce que j’aimerais avoir, sans être influencé par une image pré-existante. Dans un deuxième temps, je regarde l’image au moniteur avec mon Gaffer, et j’affine les intensités et les directions de lumière.

J’aime l’idée de travailler comme en argentique. À mon sens, ça permet d’être plus créatif. J’ai l’impression que trop rapidement, on se complaît de l’image quand on est devant le moniteur. On se dit très vite qu’une image rend bien. Mais moi, je ne veux pas ça. Je veux que ce soit juste, que ça raconte bien l’histoire. Pour moi, travailler avec mes yeux et mon posemètre me donne une qualité d’exécution, et me permet d’être en mesure de travailler avant même que la caméra soit placée ou que l’objectif ait été changé. Pour moi, ce sont des bonnes habitudes à prendre.

Test de flares des Atlas Orion (2x)

A.B : Dans Vampire Humaniste, il y a une grande quantité de décors de nuit, tous avec des styles très différents. On oublie presque qu’il ne fait que nuit dans le film. Comment as-tu réfléchi l’éclairage de ces espaces ?

S.P : Pour moi, je n’éclaire pas un lieu, j’éclaire une scène, une séquence. J’essaie de raconter une histoire quand je fais de la lumière. La clé, c’est que l’éclairage d’un lieu n’a pas toujours besoin d’être réaliste. Ce qui est essentiel, c’est qu’il soit raccord avec la raison d’être de la scène.

C’est quand tu découvres que tu peux éclairer sans forcément te soucier de la continuité visuelle que ça devient vraiment intéressant. En suivant cette voie, ça m’éloigne aussi de l’idée d’une cinématographie qui n’existe que pour elle-même. Ce que je trouve beau, c’est quand la lumière extériorise les émotions des personnages. Mon approche, c’est de me dire que deux scènes qui se passent à deux moments différents du film, même si elles se passent sur le même décor, peuvent avoir deux éclairages complètement différents. Parce que le processus émotionnel n’est pas le même suivant le moment du récit. C’est aussi pour ça que c’est important pour moi de d’abord prévisualiser la scène dans ma tête avant de voir une image sur un moniteur. Le but, ce n’est pas la continuité visuelle, c’est la création de cette émotion.

Je pense que trop facilement, en tant que chef opérateur, on veut faire des beaux plans dans le but de faire des beaux plans. Mais dans le contexte de la fiction, il faut faire confiance à l’histoire, et il faut la supporter en éclairant un moment spécifique dans le temps. Le secret, c’est de parfois réussir à complètement abandonner la réalité, d’oublier pendant un moment le principe de cohérence entre différentes séquences. En fait, c’est dans ces moments-là que le métier devient vraiment intéressant à mon sens. Par exemple, pour les séquences de bowling, on voulait une ambiance vaporeuse, très low-key. Je voulais accompagner l’émotion de Sasha qui met pour la première fois de sa vie les pieds dans un bowling, qui découvre ce que c’est qu’une vie d’ado « normale ». Pour être dans son point de vue, il fallait un surplus de stimuli à la lumière et dans les textures, auxquels elle n’est pas habituée. C’est un lieu qui sur-stimule ses sens.

Photogramme tiré du film. Noémie O’Farrell.

Puis on a eu une approche totalement différente de l’éclairage du même décor quand on faisait les scènes où Paul y travaille. L’endroit est alors rendu plat, sans vie. L’image est plus apathique, tout comme lui. C’est Sasha qui repeint l’univers du lieu avec son intériorité quand elle y rentre pour la première fois.

Photogramme tiré du film. Félix-Antoine Bénard.

Photogramme tiré du film. Sara Montpetit.

A.B : Ça me fait penser à la séquence où Sasha fait écouter Émotions à Paul. Est-ce que tu as tout de suite su dans quelle direction aller ?

S.P : Ce n’est jamais une évidence. Dans un premier temps, on se pose toujours question de si ça va marcher ou non. Mais je voyais l’importance de cette séquence dans le récit global, et je savais qu’il fallait prendre des risques si on voulait toucher quelque chose de sensible à l’image. D’ailleurs, cette séquence-là, si on l’avait tournée dans les premiers jours du tournage, je n’aurais jamais osé prendre une direction aussi radicale. C’était important qu’on la tourne plus tard, le temps que l’on prenne tous nos marques sur le tournage. Cette séquence avec la musique de Brenda Lee, je l’aime beaucoup, car c’est la première fois que Paul et Sasha se retrouvent ensemble dans un lieu plus intime. Je me rappelle qu’on était parti pour éclairer les deux personnages de façon plutôt classique avec un key-light, un fill-light et une back-light. Puis je me suis dit qu’on ne voulait pas de backlight pour Sasha. J’aimais bien l’idée qu’étant une vampire, elle se fonde dans le décor.

A.B : Est-ce que c’était un tournage difficile ?

S.P : Sincèrement oui, car on tournait uniquement de nuit en décors naturels. Au total, c’était 29 jours de tournage pendant lesquels on se levait à 15 H et on avait rendez-vous sur le plateau à 18 H. On commençait à tourner lorsque la nuit tombait, jusqu’au lever du soleil, à 6 H du matin. Mais j’en garde aussi des souvenirs inoubliables. Je me rappelle d’un moment magique. C’est la séquence où Paul et Sasha déambulent dehors dans le brouillard. Il était 4 H du matin. On était tous fatigués, c’était la dernière séquence qu’on devait tourner. Le brouillard a commencé à se lever. Très rapidement, avec Ariane, on s’est dit qu’il fallait qu’on profite de ce brouillard, parce que c’était tellement beau pour ce moment-là du film, ce moment de fuite à la toute fin. Il fallait qu’on laisse tomber nos plans initiaux, et qu’on profite de ce cadeau de la nature. Ça n’aurait pas pu être mieux je pense. On a tourné jusqu’à ce que le soleil se lève. C’est le genre de séquence où il a fallu rapidement qu’on change de set-up d’éclairage et qu’on repense le découpage.

Photogramme tiré du film. Sara Montpetit.

Rendu à cette étape-là du projet, tout le monde comprenait que c’était un moment magique pour ce qu’on voulait raconter.

Photogramme tiré du film. Félix-Antoine Bénard et Sara Montpetit.