Samedi 23 avril 2022, le collectif Femmes à la caméra (FALC) a projeté des essais étalonnés : comparatifs RAW / Prores, tests de Dual ISO et comparatifs de caméras sur la monté de bruit.

Quatre groupes distincts et non coordonnés ont fait des essais chez Direct Digital, sur invitation du loueur de la Porte d’Aubervilliers partenaire de L’Union des Chefs Opérateurs. Sylvie Petit a ensuite récupéré cette matière pour la manipuler à l’étalonnage et trouver les justes points de comparaisons. En projection, l’organisation des images nous a permis de discuter de nos impressions. Nous avons pu remarquer que la philosophie de chaque fabricant influence notablement les résultats obtenus : la comparaison RAW et ProRes chez Arri ne donne pas les mêmes résultats que chez Red. Le Dual ISO de chez Red n’engendre pas le même traitement que chez Sony. Les test imaginés par les cheffes opératrices et les assistantes caméra de FALC étaient issus de nos réalités : filmer la nuit avec un éclairage urbain, rattraper un éclat de soleil, transiger ou non sur un tournage en RAW. Autrement dit, il ne s’agissait pas de faire un test de Keylight, mais plutôt de profiter de cette occasion pour mieux connaitre nos outils et jouer avec leurs limites. Ces tests ont été projetés en DCP sur le grand écran de la salle du Cercle Rouge chez TSF (partenaire de l’Union).

Nous avons pu voir également que dans des utilisations proches de la normale (+3 -3 autour du Keylight), les différences observées étaient largement solubles dans l’étalonnage, quel que soit le mode d’enregistrement : RAW ou Prores 4444, ou la caméra: Arri Alexa Mini, Amira, Red Helium et Gemini, Sony FS7 II et FX9. Il s’en est suivi une discussion sur ce point avec Aurélien Branthomme, superviseur technique image chez TSF.

Aurélien nous a invité à adopter une nouvelle philosophie du signal en considérant que la transition numérique est aujourd’hui techniquement aboutie : compte tenu de l’amplitude actuelle des espaces colorimétriques (des caméras et des suites de post-production), de la taille des images, de la finesse de la quantification, et par conséquent de la dynamique des caméras, il faudrait repenser tout notre rapport aux images numériques, au workflow, et à la succession des étapes de production (essais, tournage, étalonnage).

LUT, look, picture profile, gamma, log, primaires d’étalonnage, balance des blancs, on peut penser que par nature tout est LUT: des scripts (fichiers textes) contenant une table à 3 colonnes, simple liste d’association de valeurs. Mais en disant que tout est LUT, on passe à côté de l’ambition des strictes tables de conversion de gamut, qui sont censée agir indépendamment des images particulières. Il faut distinguer les opérations artistiques – le look et l’étalonnage – de la mathématique pure et incontournable des équivalences de coordonnées, nous permettant de brancher les espaces en cascade, en particulier pour sortir de la caméra vers les espaces propriétaires des logiciels d’étalonnage, puis vers tous les moniteurs et vers la copie de projection. Ne pas connaître et suivre ces modes opératoires, c’est prendre le risque de flotter dans l’éther des espaces relatifs. Au fond, il faudrait imaginer que nous créons une caméra virtuelle, résultant d’une caméra physique et d’une fonction de transformation permettant de basculer dans un espace d’étalonnage. C’est à partir de ce point d’ancrage neutre que nous pouvons travailler l’image avec des effets dans lesquelles notre créativité peut s’épanouir à l’infini. Puis c’est cette caméra que nous exposons à la lumière à travers l’optique. Il s’agit bien de concevoir cette caméra virtuelle dès la prépa, de manière à pouvoir implémenter les visualisations sur tout le monitoring de plateau et de post production. Pour en revenir aux vieilles catégories, invitons l’étalo en prépa, ce qui est exactement le contraire du fameux « on verra en postprod ».

Par conséquent, il n’y aurait plus lieu de comparer les caméras pour leurs spécificités d’image mais seulement pour leur ergonomie. Les points de rouge ou de vert parfois attribués respectivement à Red et Arri sont dérisoires et c’est l’obsolescence de ShotOnWhat qui est annoncée. L’ACES, son minimum de 16bits flottants, ses primaires artificielles, les espaces de Davinci et Avid qui sont en 32bits flottants, le color management et toute l’actualité professionnelle nous invitent à cette inversion de paradigme en réinvestissant la fabrication des images à partir du look, et ce depuis plusieurs années déjà.

Ne plus avoir à lutter contre les limites du matériel, la perspective est vertigineuse. Certain·es d’entre nous adoptent déjà ces workflows (par évidence parce que c’est comme ça, parce qu’i·elles les maitrisent, et parfois aussi inconsciemment par logique de distinction, à un moment où tout le monde tourne avec son téléphone, de l’instagrameur·ses au JRI), quand d’autres sont encore sceptiques (encombré·es par toutes ces abstractions, empêché·es pour des questions de temps ou de budget, ou bien tout simplement adroit·es avec leurs réglages habituels).

Cette approche du signal est séduisante parce qu’elle se présente comme une ouverture vers une liberté immense. C’est une manière de s’émanciper de l’étroitesse du REC709, et même du DCIP3. Mais pour bien faire, il faut passer par un développement un peu obligatoire et calibré, c’est-à-dire recourir aux mathématiques de la couleur. Autrement dit, on resitue l’endroit de notre liberté à distance du signal. Les réglages caméra, et peut-être même l’exposition, se résumeraient à un protocole à adopter sans se poser tellement de questions. Pour personnaliser ces protocoles, il faudrait faire des color scientists nos allié·es, qu’i·elles viennent du labo, ou qu’un·e DIT plus outillé qu’un·e autre puisse s’en charger. C’est faire abstraction un peu vite des conditions de productions: parviendrons-nous à négocier l’embauche d’un·e color scientist, d’un·e DIT, le recours au labo, des jours d’essais supplémentaires, avec matériel et technicien·nes pour effectuer ces essais.

Admettons qu’un cadre idéal pensé pour les plus grosses productions permette de tirer l’ensemble des pratiques vers le haut. Donc: plus de liberté à condition de laisser la main sur le processus – par conséquent, peut-être moins d’autonomie. Évidemment, notre autonomie est toujours relative. Nous sommes toujours tenus par la sophistication technique de nos machines, caméras d’un côté, système de diffusion de l’autre. Mais disons que le cinéma a toujours eu un pied dans les deux mondes de l’industrie et de l’artisanat. Est-ce que les widegamuts peuvent-être la réaffirmation de l’artisanat de nos métiers ? Comment ne pas être dépossédé·es d’une intelligence du métier au profit de calibres établis par les fabricants ?

Il faut dire que nous avions appris à manœuvrer dans le canal étroit des espaces traditionnels pour produire l’image juste de nos films. Nous étions quelques un·es à nous être accomodé·es de nos manies barbares (je parle pour moi en premier lieu), tantôt affleurer les lignes de crête du signal, gagner quelques pourcents dans les marges légales, arrondir la courbe à la molette, tantôt trancher dans le vif, saper les blancs ou plaquer radicalement les noirs, autosabordage dans l’esprit de l’inversible. Et les choix de couple gamma/gamut qui tenaient plus au ressenti ou à l’intuition qu’à une quelconque science colorimétrique. Il est probable que nos superstitions et nos recettes de sorcelleries* auront toujours cours, qu’elles sont peut-être déraisonnables au regard de cette philosophie des grands espaces, mais qu’elles constituent une mystique de la pratique, parfois une éthique (au nom de la sobriété technique par exemple), en tout cas une mise en récit de nos pratiques par laquelle nous emmenons nos équipes comme nous-mêmes. Un peu de l’amour de notre métier repose sur la résonance stochastique, l’épiphanie, l’irrationnel. Nous réglons des machines mais nous courons aussi après le miracle. Et sans même chercher sciemment les ennuis, il est loin d’être rare sur nos productions que nous sortions du -3 +3, par choix, contrainte ou accident.

Une fois l’exposition remise à la science de la couleur, il restera toujours le charme de l’optique pense-t-on. Sauf que la logique poussée à son extrême est encore plus déroutante : les optiques modernes sont aujourd’hui si bonnes et uniformes (cf. essais de l’AFC) qu’on est amené à recréer des défauts. Et les émulateurs sont si performants que cela peut être une opération numérique. Plutôt que d’utiliser des optiques réputées sèches, rondes, chatoyantes, feutrées, nous pourrions choisir la bonne transformation. Tout comme pour le gamut, c’est une décision à prendre en prépa de manière à implémenter les passes de traitement dès les dailies, sur le monitoring de post-prod et peut-être bientôt sur le monitoring de plateau. Même raisonnement avec les filtres: certain·es opérateur·ices ont déjà l’habitude de tourner quelques images de référence avec des filtres de diffusion puis de les retirer pour la séquence, et de ramener l’effet parfaitement dosé à l’étalonnage.

Je crois qu’il n’y a pas lieu de verser dans la fétichisation du progrès technologique, ni de se résoudre à une réaction réflexe contre le cours des choses. Je crois qu’il y a une approche de la technique qui passe par la démystification : prendre et comprendre les outils contemporains, suivre les consignes souvent, sans cesser pour autant d’expérimenter, de contourner les règles et d’être chercheur·se – les essais FALC allaient dans le sens de cette recherche et des échanges qui lui sont corollaires. Bref, maîtriser et questionner l’outil plutôt que le subir, et poursuivre le dialogue avec les collègues, les étalonneur·ses, les labos, les constructeurs et les loueurs. On peut garder en tête les conditions de production mais s’autoriser les ambitions rendues possibles par la technique. Et ça c’est enthousiasmant !

Nicolas Contant remercie
Sylvie Petit et Charlotte Michel qui ont contribué à la rédaction de cet article
Aurélien Branthomme,
et FALC (en particulier Sarah Blum, Diane Donahue Guyot, Carmela Duport, Salomé Gadafi, Emmanuelle Gary, Noémie Gillot, Charlie Laigneau, Aloïse Leledy, Charlotte Michel, Sara Massaroni, Rhaissa Monteiro Pinto, Celine Pagny-Ghemari, Sylvie Petit, Valérie Potonniée, Marion Rey, Nina Richard, Clémence Thurninger et Laure-Amélie Vilanova qui ont tourné ces essais).

FALC remercie
Morgan Angove de Direct Digital et à toute l’équipe Direct Digital,
Isabelle Barrière, étalonneuse, pour ses conseils et son accueil,
le Studio Belleville pour son accueil,
Aurélien Branthomme, le Cercle Rouge, TSF, pour la projection,
ainsi que Clement Lieby et Josephine Santraille.

 

*plongez une XQD dans du coca pendant 1h, passez au four pendant 10min, il parait que ça produit un virage magenta dans les hautes lumières… Dans du kombucha bio ce sont les basses lumières qui partent vers le cyan – mais attention, ça ne fonctionne pas à tous les coups.