Avec l’expérience du confinement puis la perspective du déconfinement, nous vivons tous l’expérience sensible de notions apparemment anodines, sauf peut-être pour les chefs-opérateurs. Les notions de près, de proche, de premier plan, de second plan, d’arrière-plan, de lointain font partie de nos outils de travail, de compréhension et d’ordonnancement des images que nous fabriquons.
La mise en scène et en lumière de la distance par rapport au point de vue nous appartient. J’ai mis plusieurs semaines à rassembler mes idées sur ce que cette notion nouvelle de distanciation pouvait signifier…
Ce qu’est la distance, après des jours et des semaines de confinement, ça se perçoit maintenant assez bien. L’espace clos de nos intérieurs, dont nous connaissons maintenant les moindres recoins, induit des distances courtes, que l’on compte en pas, en « à bouts de bras », en champs de visions aussi. L’espace extérieur, potentiellement réduit à 1 kilomètre maximum, chacun a appris à l’évaluer, et le lointain s’apparente au souvenir ou à l’avenir !
Vient enfin cette notion nouvelle pour nombre d’entre nous de la distanciation, et même de la distanciation « sociale ». Son étalon n’est pas bien précis, et se retrouve sujet à des variations diverses, entre ce que l’on imaginerait être le bon sens, la norme rassurante de préconisations scientifiques et in fine le pragmatisme qui sied aux impératifs de la réalité.
Pas moins d’1 mètre, et puis non finalement, plutôt 1m50, et si on peut 2m. Dans la rue, on s’esquive plus ou moins perceptiblement. En avion, ce serait deux sièges minimum d’intervalle. En train aussi. En taxi ce serait séparé par une cloison entre le conducteur et son passager.
La distanciation « sociale » va ainsi redéfinir des notions de distance relative, sanitaire, de sécurité presque…Cela impactera ainsi inévitablement nos expériences collectives sensibles, émotionnelles, je pense par exemple aux événements de spectacle vivant et aux séances de cinéma (pour d’autres ce sera les rencontres sportives, les communions religieuses, etc). Et cela impactera vraisemblablement l’expérience sociale de la façon dont s’exerce notre métier, qui est un métier d’échanges intenses, où l’on manipule sans arrêt du matériel avec une précision d’abord approximative puis à peu près millimétrée, où l’on doit pouvoir ressentir une proximité, une communauté d’idées, intellectuelles et pratiques avec ses collègues d’un jour ou de plusieurs semaines. Comment cela va-t-il se passer ? Pourrait-on vraiment travailler autrement sans y perdre au change ?
En attendant la prophylaxie naturelle de l’immunité de groupe, gageons que les masques, des gants appropriés et du gel hydroalcoolique pourraient faire l’affaire !!
Cependant, devant la caméra, on peut imaginer que la distanciation puisse devenir un problème majeur pour la mise en scène, pour les acteurs. La dramaturgie travaille absolument avec les notions de distance, de proximité, d’éloignement, de contact… Là encore, à n’en pas douter, la distanciation deviendra un paramètre à prendre en compte, une injonction brutale ou une potentielle invitation créative.
Concernant le cinéma du réel, la distanciation est possiblement aussi problématique, mais elle nous rappelle surtout que la notion de distance est centrale en documentaire. De manière métaphorique pour les réalisateurs.trices, et aussi en pratique pour les chefs-opérateurs.trices, étant entendu que le travail à l’image se doit de porter le regard de la réalisation, que la caméra est consciente tant des enjeux que de la fugacité du moment du tournage. Dans ce contexte se pose ainsi depuis toujours cette question de la « bonne » distance.
Les exégètes discutent de la « bonne » distance avec en tête ce qu’impliquerait ou non le recul suffisant par rapport à qui ou ce qui se trouve devant la caméra : un synonyme d’ « approche ». La « bonne » distance, devrait être proche mais pas trop, ce serait risquer l’empathie ou la sympathie, mais aussi pas trop « à distance », ce serait passer à côté de l’émotion, ou pire, passer à côté de son sujet. Je ne peux m’empêcher de penser que ce biais de la « bonne » distance est celui imposé par le prisme journalistique, qui voudrait être dans la « bonne » mesure (voire le bon goût), sous les atours d’une supposée neutralité : ni trop ni trop peu.
À mon sens, le réalisateur et le chef-opérateur de cinéma documentaire n’ont que faire de la « bonne » distance, mais élaborent ensemble la distance la mieux à même de raconter l’histoire qu’ils voudraient donner à voir au spectateur, en trouvant ensemble le point de vue le plus univoque, parfois la meilleure posture, la focale appropriée, voire l’endroit d’où filmer de la manière la plus efficace en terme de marge de manœuvre et d’opérabilité !
Lorsque le chef-opérateur est aussi le réalisateur, on peut imaginer que l’intuition de la distance adéquate est très directe, très concrète, l’« approche » est ici indéniablement physique: où se place-t-on pour filmer ?
« L’homme sans nom » © Wang Bing
À propos de « L’Homme sans nom », 2009, Wang Bing, (dans un entretien à l’AFP en 2017) explique « Quand je commence à filmer, je réfléchis au rapport que j’instaure avec les sujets que je filme : à chaque fois, d’emblée, il n’y a pas de distance. Je rentre naturellement dans leur vie ».
Sachant qu’il s’agit d’un film de 92 minutes, sans parole, tourné parfois dans une presque obscurité, à propos d’un homme vivant dans une sorte d’anfractuosité, une caverne en pleine campagne chinoise, Wang Bing a dû pour tourner son film trouver la bonne approche mais aussi trouver la distance physique, le bon emplacement pour filmer, dans une espace exigu et contraint.
D’autres réalisateurs-opérateurs, Raymond Depardon et Johan Van Der Keuken, pour convoquer des figures tutélaires, ont délibérément choisi d’éviter une objectivité factice en assumant ce qu’implique d’artificiel leur présence auprès de ceux qu’ils filment, s’incluant dans l’expérience commune d’un moment partagé entre filmeur et filmé. C’est peut-être ce rapport décomplexé et assumé à la présence de la caméra et de celui qui l’opère qui procure au spectateur la sensation d’être en prise directe avec une idée du Réel, d’être « avec », et non pas « à distance »…
Dans ce dispositif, le regard caméra n’est sans doute pas le moindre des effets les plus saisissants de l’abolition de la distance évoquée par Wang Bing.
Il y a de cela une douzaine d’années, j’ai pu éprouver très concrètement ces questions de distance, d’inclusion du point de vue au dispositif et même de regard caméra… Je ne sais toujours pas si tout cela s’est fait en conscience au moment du tournage ou après-coup. Sûrement un peu des deux, intellectuellement peut-être mais à l’instinct sans aucun doute.
Je voyageais dans le sud de l’Inde avec mon père, et il se trouve que j’avais avec moi une caméra : ma première caméra personnelle, une caméra Full HD qui tournait en progressif, en 30P, et qui avait la particularité d’être très discrète. Je ne me suis jamais considéré comme un « filmeur » : le terme même me pose problème. Jusque-là je pensais qu’il fallait écrire, imaginer un dispositif cohérent et pertinent, sélectionner ses outils et préparer le tournage, techniquement, intellectuellement et aussi économiquement bien entendu, avant de tourner le moindre plan du film à venir. Mais après quelques projets personnels (en tant que réalisateur) échoués au fond d’un tiroir et comme patronage lointain les images soustraites au temps d’un certain Chris Marker, j’ai décidé d’acheter une caméra pas chère mais qui me permettait de filmer ce qui passait devant mes yeux, en photographe pour ainsi dire.
Et ce jour-là, devant un des multiples temples du Tamil Nadu, un attroupement bruyant attire notre attention. Deux hommes se hurlent dessus entourés d’une assemblée entièrement focalisée sur leur confrontation. Je sors ma caméra et commence à filmer presque en continu, pour avoir une continuité sonore. Et je m’approche petit à petit de l’épicentre. Prudemment certes, mais je me rapproche, de plus en plus. Et à chaque pas, mesurant la tension du moment, je me demande si j’ai raison de rester là, de m’entêter à m’approcher, alors que vraisemblablement je n’ai rien à faire là. Et si quelqu’un finissait par me remarquer, remarquer que j’enregistre tout ce qui se passe ? Lorsque les corps sont trop proches les uns des autres, et que je ne peux décemment plus avancer physiquement, j’allonge la focale, je zoome pour découper les silhouettes, et bien distinguer l’attitude survoltée de chacun des protagonistes.
« Controversy » production: Mirage illimité
Je ne sais plus à quel moment et pourquoi j’ai décidé de couper, mais je suis reparti avec 27 minutes de rushes et en regardant ces images j’ai alors décidé qu’il fallait en faire un film. Après plusieurs années de montage épisodique, ce film devint mon film le plus court et celui qui est à ce jour le plus sélectionné en festivals.
Finalement, ce petit film en noir et blanc en tamoul non sous-titré m’a permis une sorte de parabole personnelle à propos de cette question de la distance et ne raconte peut-être que ça: jusqu’où se rapprocher ? à quel moment, à quel endroit se retrouve-t-on peut-être trop près ? Au point d’être possiblement trop visible…
La question de la distanciation « sociale » va probablement se poser en d’autres termes, mais autour des mêmes enjeux : jusqu’où s’approcher pour être à la « juste » distance, tout en se tenant à une distance raisonnable « sanitairement » parlant, mais jusqu’où s’éloigner, au risque de perdre la connivence, la proximité dont nous avons besoin pour rendre nos personnages sensibles au spectateur, approcher l’intimité ?
La longueur focale, le « range » de nos zooms, qui nous permet d’aller au proche, suffit-elle à compenser ce qui va s’insinuer dans nos vies : l’idée que la proximité est potentiellement dangereuse ?
Est-ce que, comme le disait Wang Bing, nous pourrons encore travailler sans aucune distance? Est-ce que nous pourrons à nouveau être « avec » ?
Espérons que cette distanciation, qui nous oblige à évaluer plus que jamais ce qu’est une distance, voire ce que serait la « bonne » ou la « juste »distance, ne nous tiendra pas trop éloignés les uns des autres, ensemble mais seuls.
Alors que nous nous arrangeons bien mieux d’être seuls mais ensemble.
« Controversy », 7’30, 2013 est visible ici
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