À travers une collection de portraits questions/réponses, l’Union présente les membres de l’association. Aujourd’hui, Karine Aulnette.

 

Quand et comment t’es-tu intéressée à la prise de vue ?

J’ai eu la chance d’être éveillée au travail de l’image en option Cinéma / audiovisuel au lycée.
Certains films contemporains faisaient alors particulièrement écho en moi, et je me suis rendue compte avec ravissement qu’ils étaient toujours filmés par le même chef opérateur : Eric Gautier.
Ce pouvoir magnétique de l’image m’a attiré, et j’ai eu envie d’en faire mon métier.

Quels films t’ont particulièrement marqué visuellement, au point de t’intéresser spécifiquement au travail de l’image ?

Ces films qui se révélaient tous photographiés par Eric Gautier étaient Esther Kahn et Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) d’Arnaud Desplechin, Ceux qui m’aiment prendront le train et Intimité de Patrice Chéreau, Irma Vep d’Olivier Assayas, Pola X de Léos Carax.
J’étais fascinée aussi par l’immense « modernité » de l’image de films plus anciens, comme La Passion de Jeanne d’Arc de Carl Theodor Dreyer (chef opérateur Rudolph Maté), L’Atalante de Jean Vigo (chef opérateur Boris Kaufman), la Maman et la Putain de Jean Eustache (chef opérateur Pierre Lhomme), Paris, Texas de Wim Wenders (chef opérateur Robby Müller).
Je veux citer aussi les films photographiés par Agnès Godard dont La Vie rêvée des anges d’Erick Zonka, La vie ne me fait pas peur de Noémie Lvosky, Beau Travail de Claire Denis…
C’est intéressant de constater à quel point tous ces films restent des références pour moi. Je les revois souvent en préparation.


« Freda »
: Karine Aulnette et Gessica Généus sur le tournage du film de Gessica Généus / Sanosi Productions

Quelle a été ta formation initiale ?

J’ai commencé mes études par un BTS Audiovisuel option Image à Boulogne-Billancourt, qui m’a donné des bases pratiques qui se sont révélées extrêmement précieuses par la suite.
Puis j’ai poursuivi en section Cinéma à l’Ecole Louis Lumière, où j’ai appris à préparer intensément les films. On tournait très peu à cause du budget réduit de l’école, mais la préparation des tournages était une véritable religion.

Quand et dans quel contexte as-tu commencé à travailler en tant que chef-opératrice ?

Assez naturellement, j’ai commencé à faire l’image de courts métrages quand j’étais assistante opératrice. Et un jour de 2014, j’ai eu le sentiment viscéral que je ne pouvais plus que travailler en tant que chef opératrice. 

Sur quels types de films as-tu travaillé et quel serait le meilleur prochain projet ?

J’ai eu jusqu’à présent la chance de travailler sur des documentaires à la tonalité profondément cinématographique, et sur des fictions sur lesquelles j’ai eu le sentiment d’être dans la recherche formelle.
À l’avenir, je rêve de films pour lesquels j’aurai un temps suffisant de préparation artistique avec le réalisateur pour avoir le sentiment merveilleux d’ « inventer » des choses.


« You » réalisé par Mélanie Matranga / Lafayette Anticipations

Quelles sont tes sources d’inspiration artistiques ?

Je me rends compte que ce sont avant tout des films, que j’adore revoir en préparation. En plus de ceux précédemment cités, je pense notamment aux films éclairés par Sven Nykvist, dont Persona et Cris et Chuchotements d’Ingmar Bergman. Et ceux photographiés par Raoul Coutard, dont Jules et Jim de François Truffaut, A bout de souffle, le Mépris, et Alphaville de Jean-Luc Godard.

Te souviens-tu de gaffes regrettables, mais instructives au final ?

Un jour où j’étais assistante sur le court métrage les Voeux de Lucie Borleteau, je n’avais pas enlevé la batterie de la caméra super-16 mm lors d’un déplacement en barque. Alors que le machiniste tenait la caméra dans ses bras, le déclencheur a été poussé par mégarde et la caméra a tourné, pointée en direction de la rive. J’étais catastrophée d’avoir « gâché » du précieux métrage de pellicule. Mais le jour de la projection du film, un miracle a eu lieu sur l’écran de projection : j’ai eu la joie de voir que ces plans enregistrés par erreur se muaient en merveilleux travellings latéraux des bords de la rivière.
L’erreur était devenue créative.
En règle générale, j’aime particulièrement au cinéma les plans « embarqués » où la caméra devient solidaire des trajectoires. C’est un procédé qui était beaucoup utilisé au temps du cinéma muet, où la caméra était très libre, et qui pour moi a quelque chose de l’essence cinématographique. Il y a ainsi un plan du Grand Bal de Laetitia Carton où l’on avait confié la caméra à un danseur de valse virtuose, et où la caméra adopte littéralement le point de vue subjectif de la danse.


« You » réalisé par Mélanie Matranga / Lafayette Anticipations

As-tu connu des moments de doute sur ton travail ou ton milieu professionnel ?

Oui j’en ai régulièrement, et je pense que cela est normal et sain. Je trouve intéressant de se réinventer en permanence. J’ai l’impression qu’une des problématiques majeures du monde du travail actuel est qu’il est comme infiltré par le capitalisme et le tempo de la Bourse. J’ai d’ailleurs l’impression que c’est le cas dans tous les métiers, ce n’est pas spécifique au cinéma. Donc il me semble qu’on a le devoir de résister à cette tendance, car ce tempo est assez à l’inverse de la maturation du processus artistique.
Cela m’arrive ainsi d’être légèrement déconcertée quand certains producteurs et réalisateurs défendent des films aux idéaux magnifiques, mais ne s’accordent que des conditions de travail précaires, toujours « plus vite et moins cher ». Alors que je crois qu’il vaut infiniment mieux mettre « toutes les chances de son côté », que plus les conditions de travail sont respectueuses de l’humain, plus on peut aller loin artistiquement.
Je suis si fascinée par la qualité artistique de films qui sont loin derrière nous dans l’histoire du cinéma, mais qui à mon avis ont su donner de l’importance à leurs conditions de production. Donc je m’efforce de compenser cette tendance, en attendant avec impatience le jour où l’humain viendra se placer au centre des conditions de production.
Je rêve du jour où il deviendra évident que des conditions de travail optimales pour les équipes techniques leur permettent évidemment de donner le meilleur d’elles même. Etonnamment ce n’est pas encore assez dans l’esprit actuel.

As-tu déjà souhaité passer à la réalisation ?

J’ai déjà eu la chance de réaliser des projets personnels, et cela m’a permis de mieux comprendre les problématiques des réalisateurs. C’est si riche d’avoir l’occasion de se mettre dans la peau de l’autre…

Qu’est-ce que tu aimes et qu’est-ce que tu n’aimes pas dans ton métier ?

Ce que j’aime par dessus tout sont les moments en apesanteur, où je sens que je suis complètement portée par le film. Je me vois faire alors des plans merveilleux, dans un état second où le travail de préparation du film et la ferveur de l’équipe se cristallisent, et me donne le sentiment d’être comme « touchée par la grâce ». Ce sont des moments de joie extrême, que je recherche en permanence. Je crois que c’est cette communion de l’équipe qui définit le cinéma, le sentiment que nos efforts se conjuguent pour créer une oeuvre qui dépasse la capacité de chacun d’entre nous.
Au rayon des légers bémols de mon métier, je suis parfois embarrassée par les producteurs qui ignorent que le chef opérateur est responsable de l’image et a le devoir d’être présent à l’étalonnage. C’est plus fréquent qu’on ne s’y attend et c’est si fatiguant… C’est une évidence qu’on ne devrait plus avoir besoin d’expliquer perpétuellement.


« Post Coïtum » réalisé par Guillaume Cremonese et Damien Gault / Courte Focale Production

Quel conseil donnerais-tu à un aspirant chef-opérateur ?

Je lui conseillerais de se méfier absolument d’une tendance qui incite à enchaîner les projets sans accorder suffisamment de temps à la préparation des films. Pour moi le métier de chef opérateur est très proche de celui de l’acteur. Je crois qu’une immense part de la réussite d’un film se joue dans la préparation, qui est le temps qui va nous permettre de rentrer dans la peau du « personnage » du film.
Une autre des clefs à connaître je crois, est de savoir que dans toutes nos décisions, il nous faut penser en permanence à l’intérêt du film. Cela semble une évidence, mais étonnamment parfois sur un plateau, on se rend compte que tout le monde est empêtré dans des problématiques économiques, de timing ou d’égo. Alors que la contrainte essentielle devrait être la réussite du film. ll faut garder en permanence à l’esprit notre futur spectateur, qui nous accordera sa confiance le jour où il commencera à regarder le film.

Donc en pratique, je conseille à un jeune chef opérateur de toujours exiger une préparation sérieuse avec le réalisateur, et d’insister pour que les conditions de tournage soient optimum. Car dans la réalité des choses, on se laisse parfois ensevelir sous des injonctions économiques qui ne seront pas présentes en sous-titres le jour de la projection… Quand tout le monde crie « vite, vite » sur un plateau, il nous faut parvenir à rester en communion avec l’âme du film. À rester des acteurs merveilleux, pour qu’à « Action » nous devenions le film.

Karine Aulnette sur le site de l’Union des chefs-opérateurs

> Image de couverture: « Le grand bal » réalisé par Lætitia Carton / Sanosi Productions