À travers une collection de portraits questions/réponses, l’Union présente les membres de l’association. Aujourd’hui, Emmanuel Lakkari.
Quand et comment t’es-tu intéressé à la prise de vues ?
Assez jeune, j’ai été sensibilisé au cadre par la pratique de la photographie argentique. Par ailleurs ma grand-mère a su me transmettre le plaisir de la peinture.
Très tôt, à travers les expositions de peinture, j’ai pu inconsciemment retenir un certain aspect des lumières et des cadres. La découverte de Rembrandt, Vermeer et d’autres ont attisé mon regard encore insouciant. Je dessinais et je peignais à l’aquarelle. De là est sans doute venue l’envie de sculpter voir de « peindre » avec la lumière en photographie puis en prise de vue…
J’ai commencé à m’intéresser à la prise de vue en tant que telle lorsque j’étais étudiant à l’université, même si je pratiquais la photographie argentique et numérique depuis plusieurs années déjà. J’ai monté avec un ami un studio photographique lors de ces années de fac. On faisait de la photographie corporate mais aussi artistique, des portraits, des packshots… À ce moment-là, j’étais plus porté sur la création lumière que sur le cadrage pur, je souhaitais voir comment capter la lumière et comment elle se comporte sur des objets et en garder une trace.
Je n’en ai pris conscience que depuis quelques-années, mais depuis tout jeune j’ai tendance à constamment observer (de manière presque compulsive!) comment une source lumineuse rebondit sur une surface en comptant les rebonds de celle-ci, un peu comme au billard…
La prise de vue d’action et de personnages est venue plus tard quand j’ai voulu « reproduire » certaines lumières de films (d’abord en photographie), ce qui m’a amené à faire des études de cinéma pour me perfectionner dans l’image en mouvement et essayer de comprendre et d’apprivoiser cette lumière qui évolue dans l’espace.
Sur le pilote de la série tv « French Air Love » réalisé par Andrew Tisba
Quels films t’ont particulièrement marqué visuellement, au point de t’intéresser spécifiquement au travail de l’image ?
De nombreux films m’ont marqué et particulièrement des films en noir et blanc que j’ai pu voir plus jeune…
J’ai été très influencé par les films regardés par mes oncles et tantes comme ceux de Chaplin, Hitchcock, Cocteau, Truffaut, Carné, qui m’ont donné le goût d’une certaine esthétique, du contraste.
Je me rends compte qu’à l’âge de 13 ans je suis allé voir « L’armée des 12 singes » de Terry Gilliam et que ce film m’a vraiment perturbé tant par l’histoire que par son esthétique visuelle. J’ai dû le revoir à plusieurs reprises dans un premier temps, pour comprendre l’histoire puis observer la façon dont les ambiances lumineuses étaient construites.
Si je devais en retenir quelques-uns, il s’agirait de ceux-là :
- La belle et la bête de Cocteau (image: Henri Alekan)
- Seven de David Fincher (image Darius Khondji)
- Dark City de Alex Proyas (image: Dariusz Wolski)
- Blade Runner de Ridley Scott (image: Jordan Cronenweth)
- Matrix des Wachowski (image: Bill Pope)
- There will be blood de Paul Thomas Anderson (image: Robert Elswit)
- The Fountain de Daren Aronofsky (image: Matthew Libatique)
Ils ont été marquants dans ma vision de la lumière et plus précisément dans mes choix de fiction actuellement: j’aime les lumières franches et les contrastes forts sans peur des couleurs. Les films d’anticipation ou de science-fiction ont vraiment pris une place prépondérante dans cette esthétique que j’apprécie beaucoup, même si pour autant je ne suis pas fermé à d’autres styles, que j’expérimente notamment en publicité.
Publicité pour le marque D.E.S Skincare réalisée par Fabrice Pierre – production Digital Cinema
Quelle a été ta formation initiale ?
J’ai commencé par un bac S, puis poursuivi par deux ans de DEUG MIAS à Jussieu à Paris où je passais plus de temps dans le club Cinéma de l’Université, je dois bien l’avouer… J’ai tenté le concours de l’école Louis Lumière, que j’ai raté, puis je me suis alors renseigné sur les autres écoles de cinéma. Avant le concours de Louis lumière je passais mon temps à la BIFI afin de regarder des classiques du cinéma… J’y ai rencontré des étudiants de différentes écoles et été assez convaincu par l’approche de l’école 3IS, que j’ai finalement intégrée.
J’ai terminé en section Image en étant passé par tous les postes au cours de mes études, pas mal en tant que chef électricien, durant un temps…
L’un des moments forts de cette période d’études fut la rencontre de Monsieur Bruno Nuytten qui nous a demandé à chacun de recréer une scène de « Fight Club ». Il fallait retrouver l’esthétique par le cadre et par la lumière mais avec le matériel dont nous disposions, c’est-à-dire des caméras numériques et beaucoup de sources tungstène : un exercice très enrichissant ! Essayer de reproduire un film avec les moyens que l’on a est un exercice fabuleux, cela nous pousse à être inventifs, analytiques, et crée une sorte de magie lorsqu’on se rapproche du style souhaité.
Sur le court métrage « 300 000km/sec » réalisé par Stéphane Réthoré – prod pArAdox9/DUCK Factory
À la suite des études, j’ai été aussi instruit par de nombreux chefs opérateurs rencontrés en tant qu’assistant caméra. Me sachant venir plus de la caméra que de la lumière, chacun m’a donné un peu de cet enseignement informel, de ces « recettes » testées durant une carrière. Parallèlement, sans l’aide de chefs électriciens plus âgés et aguerris, mon apprentissage des lumières aurait été plus lent, peut-être même plus frustrant, je n’aurais pas appris aussi vite…
En parlant de chefs opérateurs, Pascal Montjovent (membre de l’Union) a également contribué à me former grâce à son blog que j’ai parcouru comme une bible de nombreuses fois.
D’une manière générale, j’apprends tous les jours de mes pairs, en continuant à expérimenter, aussi.
Quand et dans quel contexte as-tu commencé à travailler en tant que chef opérateur ?
J’étais alors 1er assistant caméra sur une publicité pour une marque de vêtements (« Les Petites ») dans un studio photo. J’étais sur place et prêt à tourner quand le réalisateur (que je connaissais de 3IS) m’a averti que le chef opérateur avait la grippe et qu’il ne viendrait pas. Il m’a alors proposé de passer chef opérateur sur ce projet et malgré le stress, j’ai accepté. C’est presque à cet instant que l’amour de la lumière a vraiment pris plus de place que le point et la technique caméra. Un beau concours de circonstances.
J’ai continué l’assistanat caméra mais les week-ends ou sur mes temps libres, j’ai persévéré en tant que chef opérateur sur des petits projets.
Ayant commencé en stage caméra chez feu Cinecam en pellicule, j’ai eu la chance de passer au numérique avec les Sony 750. J’ai logiquement plongé dans le numérique. Puis vint la période des Canon 5D et 7D. Le matériel devenant plus accessible, j’ai eu l’opportunité de pouvoir tester seul des configurations en nuit et en jour sur divers projets de fiction.
En gagnant en confiance au fur et à mesure des projets, j’ai arrêté l’assistanat caméra pour devenir pleinement chef opérateur.
De par mes études scientifiques, j’ai une approche un peu analytique de la lumière, une façon de voir la lumière comme si la pièce était remplie de fumée : je vois les faisceaux et leur incidence (mais sans besoin de fumée!). Des fois, la lumière me perturbe quand je ne comprends pas d’où elle vient, comment elle s’étale, se diffracte, rebondit. C’est de l’ordre de la sensation.
« Capitaine Habakouk » moyen métrage réalisé par Sofyan Boudouni – prod Cameo Pictures
Comment penses-tu que ton expérience des formats spéciaux, tels que la stéréographie, a influencé ta pratique de chef opérateur ?
À un moment, j’ai eu la chance de pouvoir travailler sur des projets en relief en tant qu’assistant caméra, avec un certain Pierre Baboin (également membre de l’Union) qui m’a remis le pied à l’étrier dans notre milieu professionnel. Je sortais d’un CDI dans une agence vidéo pour payer mon emprunt d’étudiant.
Et cette expérience a été techniquement très bénéfique. Il faut être très précis pour pointer avec deux moteurs sur deux optiques en même temps, sans parler du temps d’essais caméra allongé pour trouver des duos d’optiques appairées…
Du côté de la lumière, l’éclairage se fait par zones dans la profondeur. C’est un peu la technique du chef opérateur Roger Deakins et de certains réalisateurs : en premier lieu, éclairer le décor puis les personnages à la fin.
Ce fut une bonne école pour ne plus avoir peur de la technique et l’utiliser à des fins plus artistiques : jouer avec les règles et les tordre.
Sur quels types de films as-tu travaillé et quel serait le meilleur prochain projet ?
J’ai tourné toutes sortes de films : documentaire, court métrage, fiction et pas mal de publicités… Je n’ai pour le moment tourné que des pilotes de longs métrages ou de série TV et travaillé sur des longs métrages en tant qu’opérateur Movi pro ou opérateur caméra.
Mon meilleur prochain projet serait un beau long métrage, une série TV ou un unitaire TV. Un projet avec une belle histoire et des ambitions artistiques tant en termes de cadre et de lumière. Il faudrait que ce film me permette de pouvoir totalement exprimer mes ambitions visuelles et techniques.
La fiction me manque et c’est vers cela que je tends ces temps-ci.
« Dame de cœur » court métrage réalisé par Abdelfattah Ait Tahabbassat – prod Saad Films
Quelles sont tes sources d’inspiration artistiques ?
La peinture reste vraiment mon inspiration première pour la lumière. Pour les cadres, je suis bien plus inspiré par la photographie.
C’est aussi en regardant le travail d’autres chefs opérateurs que l’on teste des choses et que l’on s’en inspire. Sur un projet de court métrage, j’ai essayé la technique de rebond et de diffusion de lumière à l’aide de draps de Roger Deakins. Sur un moyen métrage on me demandait de me rapprocher de l’ambiance du film « The Hateful eight » éclairé par Robert Richardson. J’ai donc créé de forts contre-jour avec des Par64 bien placés et des fois légèrement diffusés avec de la gélatine. En comprenant le travail des autres chef opérateurs, on gagne des compétences mais aussi des points de vue pour ensuite tester nos propres idées lumière…
En fermant les yeux, je me projette souvent dans une scène d’un futur projet. Des fois, c’est juste avant de dormir ou lors de rêves que des idées naissent. Tout n’est pas que technique : l’instinct doit être écouté et pris en compte.
Une autre source d’inspiration vient sans nul doute de mes lectures. J’ai lu beaucoup de livres de Science Fiction ou d’Heroic Fantasy plus jeune. On ne s’en rend pas toujours compte, mais lire nous amène à imaginer les scènes en incluant notre vécu, nos inspirations : on se crée un « film » dans sa tête. Cela aide beaucoup.
Publicité pour la montre Tag Heuer Limited Edition Bahrein (partenariat avec Porsche) réalisée par Renaud Santos Moro – prod White Cube / Blu Steel Films
Te souviens-tu de gaffes regrettables, mais instructives au final ?
Il doit bien y en avoir quelques-unes comme une belle chute de filtre caméra à mes débuts. Mais pas tant que ça à vrai dire…
Le plus dur dans ce métier est le relationnel : il faut savoir s’entourer de personnes vraies, de passionnés, de personnes fiables…
Je me souviens d’un moment qui m’a particulièrement marqué. On me contacte pour un projet, mais le budget n’était pas bien gros. J’ai donc proposé de tourner au 5D, qui était un outil très présent à ce moment-là. Au final, on a estimé que la qualité image ne valait pas celle d’une RED et qu’il y avait pas mal de déception. Je me suis dit qu’en fait le budget ne veut rien dire si le réalisateur ou la production attend un certain type de résultat. Il faut pouvoir écouter les « vraies » attentes, quitte à revoir le budget ou décaler le tournage et chercher des financement complémentaires, ou encore mieux négocier sur les coûts matériels.
Il faut se faire confiance et demander ce dont on a besoin en accord avec les attentes du projet. Revoir à la baisse ou au minimum pour aider ou faire plaisir peut parfois se retourner contre nous. Si les demandes sont ambitieuses, il faut les souligner et se donner les moyens de trouver des solutions.
« King Of The Jungle » clip pour l’artiste Shanguy réalisé par Roberto Cicogna – prod Wattson
As-tu connu des moments de doute sur ton travail ou ton milieu professionnel ?
Oui souvent. Ce métier est un métier saisonnier, finalement. Étant désormais parent d’un petit garçon de deux ans et demi, je me demande si ce côté saisonnier peut véritablement durer…
À plusieurs reprises j’ai failli arrêter, mais j’ai une trop grande passion pour ce métier. On rencontre parfois sur des personnages pas très francs ou pas très honnêtes, ou on s’essouffle, ou bien on a aussi des fois besoin de temps pour retrouver l’envie.
« Article 22 » pilote de long métrage réalisé par Fab Manga – prod Infinite Films
C’est pourquoi j’ai un peu diversifié ma palette de compétences. J’ai appris l’étalonnage pour savoir parler avec un étalonneur et aussi faire de plus petits projets seuls, créer des LUTs pour mes tournages et créer des ambiance que le client aura en tête lors du tournage… Je me suis spécialisé aussi en gimbal de type Movi pro et Ronin 2, ce qui me permet de travailler à ce poste sur des projets conséquents, avec d’autres chefs opérateurs, et d’être toujours inspiré par des confrères.
L’absence de travail peut parfois nous paraitre pesante, mais c’est aussi l’occasion de prendre le temps pour toujours apprendre.
As-tu souvenir de la mise en place d’un dispositif de prise de vues particulièrement original ?
Les dispositifs de prise de vue originaux sont souvent les nouveaux outils. Je suis tombé dans les gimbal quand Freefly a sorti son Movi. J’avais déjà cadré au drone avec ce type de gimbal sur de la série TV, mais jamais opéré au sol avec.
Publicité pour Al Zain joaillerie Bahrein réalisé par Mohammed Fakhro – prod Blu Steel Films
C’est plutôt l’utilisation du Movi pro qui a été originale pour moi.
Je me rappelle d’un pilote de série TV en tant que directeur de la photographie où on a utilisé le Movi dans des espaces vraiment petits, on se le passait de main en main pour passer par des espaces compliqués, ce qui n’aurait pas été possible avec un Steadicam par exemple… Aujourd’hui c’est devenu banal, mais au lancement c’était une petite révolution.
Je repense à un autre projet en équipe B sur un long métrage. On a dû faire descendre le Movi pro de 3 étages dans une cage d’escalier. A l’arrivée, un chef machiniste récupérait le Movi pro pour finaliser le cadre. On a dû répéter le mouvement une trentaine de fois avant que le plan ne fonctionne en quelques prises.
As-tu déjà souhaité passer à la réalisation ?
Je n’en ai pas réellement ressenti l’envie, mais si cela m’a peu-être effleuré l’esprit à un moment en 1re année d’études de cinéma.
Si l’histoire a quelque chose de personnel, qu’elle me permet de m’exprimer totalement, alors peut-être que j’aimerais bien m’essayer à cet exercice, en fiction.
Qu’est-ce que tu aimes et qu’est-ce que tu n’aimes pas dans ton métier ?
Comme pas mal de mes confrères, je n’aime pas les périodes creuses : le téléphone qui ne sonne pas est un gros stress. L’ère des réseaux sociaux où tout le monde poste des images de ses derniers tournages n’aide pas non plus, dans ce contexte.
Le manque de partage de connaissances aussi. Je remercie certains de nos confrères qui s’impliquent dans l’échange pour qu’on avance tous.
« Somewhere Else » film expérimental avec Juliette Boucheny réalisé par Sezer Turan
Un truc qui peut parfois s’avérer vraiment agaçant, c’est le manque de confiance des clients en publicité lorsqu’on n’a pas déjà travaillé sur un projet similaire au leur, et ce malgré notre expérience dans d’autres projets. Certains n’arrivent vraiment pas à se projeter…
En France, on met beaucoup d’étiquettes sur tel ou tel parcours. Tel chef opérateur est donc spécialisé voiture, ou encore packshot… Avec les Américains ou les Anglo-saxons d’une manière générale, on peut parfois passer d’un univers à un autre plus facilement je trouve.
Quel conseil donnerais-tu à un/une aspirant chef opérateur ?
Il faut tout tester. Prendre un maximum de projets pour se faire la main et enfin comprendre ce qu’on aime faire ou pas. Se planter est bénéfique pour apprendre de ses erreurs et ainsi s’améliorer, même si ce n’est pas dans notre culture.
Se rappeler qu’on est au service d’une histoire et que le but est de la sublimer est peut-être la chose essentielle à retenir : être à l’écoute est primordial.
Je pense aussi qu’il faut se fier à son instinct, à sa première sensation, autant concernant le relationnel que l’artistique, être à l’écoute de soi, de ses envies.
Enfin se rappeler, dès le début de sa carrière, que même le plus petit des postes sur un tournage sera peut-être le futur réalisateur qui vous contactera.
Donc, soignez vos relations sur et en dehors du plateau même pendant les tempêtes.
Emmanuel Lakkari sur le site de l’Union des chefs-opérateurs
> Image de couverture : « Squiggle » court métrage Nikon Film Festival réalisé par Alex Ramadier et Victor Lavastre
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