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Emprunter à l’Histoire ce qu’elle a de plus terrible pour l’exposer au travers d’une fiction, c’est la fine ligne sur laquelle repose El Conde, première collaboration entre le réalisateur chilien Pablo Larraín, et le directeur de la photographie américain Edward Lachman, qui a obtenu la grenouille d’argent cette année en sélection officielle.

Pablo Larraín accompagne Edward Lachman (en fauteuil suite à une blessure de hanche, ndlr) sur la grande scène du CKK à Camerimage 2023.

 

Larraín met en scène le dictateur chilien Augusto Pinochet, interprété par Jaime Vadell, en vampire assez peu conventionnel puisque ce dernier n’a aucun problème à s’exposer à la lumière du jour ou être pris en photo. “L’Histoire n’est jamais juste” se plaint-il, survolant la ville en quête d’un prochain repas. Un vampire aux vies multiples, qui n’accède au pouvoir du régime chilien qu’après avoir savouré — littéralement – les restes sanglants des guillotines françaises. Et les images sont très graphiques.

Face à Pinochet se dresse la fascinante Carmen, nonne exorciste interprétée par la talentueuse Paula Luchsingee. Immaculée de lumière dans sa robe chasuble et plongeant vers les abysses du mal, miroir des personnalités de chaque personnage, Carmencita est un somptueux mélange de contradictions. Son jeu surprenant, sa beauté angélique et sa lumière s’épanouissent dans les ténèbres, d’où elle ne perd pas son objectif original : “toucher le mal, puis l’humilier”. Ce à quoi Larraín ajoute, “C’est là qu’est le pouvoir de l’Église.” Un pouvoir de conviction profonde, qui lui permet de créer ce personnage oscillant entre la foi et le désir, mais dont toutes les actions sont justifiées par l’intention…

 

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“Filmer en noir et blanc aide à créer une certaine théâtralité ainsi qu’à induire de la distance entre le sujet et le spectateur” explique Larraín. La réussite du film tient en partie sur son ton — la satire – et sa photographie caractéristique, qui souligne les personnalités fortes du récit. Pour Lachman, il était impératif de produire ce qu’il nomme une lumière invisible. “Les films de vampires sont traditionnellement tournés en noir et blanc. Le sang y apparaît moins dominant à l’image […] il nous semblait évident de photographier El Conde ainsi.” Lachman décide de tourner en numérique, car la pellicule n’est pas une option pour ce film: il n’existe plus de laboratoire en activité au Chili. Il se tourne alors vers Arri Rental, qui crée un modèle de caméra sur mesure pour le film: l’Alexa Mini LF monochrome. De son côté, Lachman compose sa propre série vintage Ultra Baltar, à partir d’optiques Baltar originales – celles utilisées sur Citizen Kane ou encore Le Parrain – à laquelle il ajoute des filtres Low Light Dispersion (LLD) pour densifier l’image sans perdre de diaphragme d’ouverture. Cette combinaison toute particulière offre à El Conde son look hollywoodien caractéristique des grands classiques.

 

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Si la violence à l’écran s’établit presque comme une sorte de banalité, comme pour rappeler sans cesse que le film traite d’un tyran, El Conde s’autorise un cadre plus universel: l’héritage. Un sujet qui n’est pas pour autant celui d’une tendre histoire de famille, mais qui peut au contraire être interprété sur plusieurs niveaux de lectures. Lorsque les proches de Pinochet s’embourbent dans la quête des biens qu’ils pourront récupérer de leur père, le spectateur peut lui aussi, s’interroger sur l’héritage d’une manière plus large: que garde-t-on de l’Histoire si la fiction s’autorise à en projeter une interprétation?

Finalement, c’est dans un genre de zone grise que le film trouve sa balance. Une palette de gris que l’on retrouve dans les extérieurs, et dans la fine brume des paysages de la Patagonie, décor principal d’El Conde, tourné en été 2022. Larraín raconte la particularité de l’atmosphère patagonienne: « Le ciel imitait parfaitement l’heure bleue… À toute heure de la journée! C’était la tonalité idéale pour l’image du film ». C’est dans cet environnement que Pinochet surgit, comme une tache, accompagné de ses proches aux tons plus neutres, et face à Carmen vêtue d’une lueur éblouissante. Un halo symbolique que l’on aperçoit à plusieurs reprises sur le portrait peint du dictateur, qui trône dans la salle de dîner.

 

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Pour Pablo Larraín et Edward Lachman, cette collaboration tant attendue se poursuit actuellement sur le tournage de leur second projet commun, cette fois-ci à Budapest.

Pour conclure sur leur travail pour El Conde, Larraín sourit en évoquant un souvenir: “J’ai toujours senti que j’avais un directeur photo caché en moi […] Quand Edward s’est blessé sur le tournage, je me suis retrouvé seul sur le plateau et je me suis dit, c’est le moment. Alors j’ai essayé et… j’ai détesté [rires]. J’ai une immense admiration pour les directeurs photo et leur travail, et j’aimerais qu’ils soient davantage reconnus.” Et c’est exactement pour ça qu’on adore Camerimage.

 

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English version

History’s darkest meets fiction: director Pablo Larraín and  DP Edward Lachman’s first collaboration give birth to El Conde, a vampire tale on dictator Augusto Pinochet.

Pablo Larraín and Edward Lachman (injured on his last shoot), on the main stage of the CKK at Camerimage Festival 2023.

 

Larraín portrays Chilean dictator Augusto Pinochet, played by Jaime Vadell, as a rather unconventional vampire who has no problem exposing himself to daylight or being photographed. « History is never fair, » he complains, flying over the city in search of his next meal. A vampire of many lives, who took over the Chilean regime after savoring – literally – the bloody remains of the French guillotines. Beware for some quite graphic images.

Facing Pinochet is the fascinating Carmen, an exorcist nun played by the talented Paula Luchsingee. Immaculated with light in her chasuble dress and diving into the abyss of evil, mirroring the personalities of each character, Carmencita is a sumptuous blend of contradictions. Her surprising acting, angelic beauty and light blossom in the darkness, from which she never loses her original goal: « to touch evil, then to humiliate it ». To which Larraín adds, « This is where the power of the Church lies. » A power of deep conviction, which enables him to create this character oscillating between faith and desire, but whose every action is justified by intention…

 

 

« Filming in black and white helps to create a certain theatricality as well as to induce distance between the subject and the viewer, » explains Larraín. Part of the film’s success lies in its tone – satire – and its distinctive photography, which emphasizes the strong personalities in the story. For Lachman, it was imperative to produce what he calls an invisible light. « Vampire films are traditionally shot in black and white. Blood appears less dominant in the image […] it seemed obvious to us to shoot El Conde this way. » Lachman decided to shoot digitally, as film was not an option: there was no longer any active laboratories in Chile. He turned to Arri Rental, who created a camera model tailor-made for the film: the Alexa Mini LF monochrome. For his part, Lachman composed his own vintage Ultra Baltar series, using original Baltar lenses – the ones used on Citizen Kane and The Godfather – to which he added Low Light Dispersion (LLD) filters to densify the image without losing aperture diaphragm. This very special combination gives El Conde its characteristic Hollywood look from the great classics.

 

 

While on-screen violence is almost established as a kind of banality, as if to constantly remind us that the film is about a tyrant, El Conde allows itself a more universal framework: inheritance. A subject that is not, however, that of a tender family affair, but rather one that can be interpreted on multiple levels. When Pinochet’s relatives get bogged down in the quest to recover their father’s property, viewers can also ask themselves about inheritance in a broader sense: what do we keep from history if fiction is allowed to project an interpretation of it?

Ultimately, the film finds its balance in a kind of gray area. A palette of grays found in the exteriors, and in the fine mist of the Patagonian landscape, El Conde’s main set, shot in the summer of 2022. Larraín describes the special Patagonian atmosphere: « The sky imitated the magic hour perfectly… At any time of day! It was the ideal tone for the film’s image ». It’s against this backdrop that Pinochet emerges, like a stain, accompanied by his more neutral relatives, and facing Carmen dressed in a dazzling glow. A symbolic halo that can be seen on several occasions in the painted portrait of the dictator that hangs in the dining room.

 

For Pablo Larraín and Edward Lachman, this long-awaited collaboration is currently continuing on the set of their second joint project, this time in Budapest.

To conclude their work on El Conde, Larraín smiles as he recalls a memory: « I always felt I had a DP hidden inside me […] When Edward got injured on the film, I found myself alone on the set and I said to myself, this is the moment. So I tried it and… I hated it [laughs]. I have a great admiration for DPs and their work, and I’d like to see them recognized more. » And that’s exactly why we love Camerimage.