Alors que s’élaborent de nouvelles règles des « conditions d’hygiène et de sécurité » qui vont fortement impacter la pratique de notre métier, nous devons absolument réagir, et faire entendre notre voix.

Dimanche très tôt, trop tôt. C’est la nuit du 40ème jour de la marmotte. Impossible de trouver le sommeil.

Non seulement les tournages se transforment les uns après les autres en éphémères étouffées par la nuit, non seulement la possibilité d’assurer ma subsistance et celle de ma famille semble de plus en plus relever de l’espoir le plus vain, mais les conditions-mêmes d’existence du cinéma, de ce cinéma qui m’a toujours animé, qui a changé ma vie, qui en est indissociable, sans lequel je ne saurais respirer, ces conditions-mêmes semblent devoir ne plus jamais se trouver.

Alors je vous écris, car : non, je me refuse à baisser les bras. J’ai besoin de vous. Nous sommes pareils, j’en suis sûr. Nous sommes nombreux. Nous y croyons. Nous devons aller au charbon. Nous devons affirmer, ensemble, haut et fort, que le cinéma existe et existera, virus ou pas. Nous : techniciens ou artistes, de prises de vues ou de déco, de mise en scène ou de mise en son, de régie ou de production. On doit leur montrer.

La maison brûle, est-il affirmé dans une récente lettre à la ministre du travail (à la rédaction de laquelle plusieurs membres du CA de notre association ont été étroitement associés (*1)). La maison brûle, parce que les conditions d’hygiène et de sécurité qui pourraient être imposées à l’exercice de notre profession, conditions qui heureusement ne sont encore qu’esquissées et loin d’être gravées dans le marbre,  sont à ce jour tellement drastiques qu’une immense majorité de tournages ne sauraient y répondre, qu’ils relèvent des longs métrages cinéma ou de la publicité, du documentaire ou de la fiction, de l’expression en salle ou sur les écrans.

Sans accuser les instances de pouvoir qui ont commencé à se pencher sur les conditions de notre déconfinement, force est de constater qu’elles réfléchissent en fonction des tournages les plus installés, et selon des lignes de force anciennes. Je m’explique : certaines autorités se sont récemment complus à laisser entendre qu’en France, « on fabriquerait trop de films » (*2). Ne produisons plus ces machins qui font moins de 100 000 entrées. Concentrons l’industrie sur ses produits les plus rentables (je voudrais voir qu’on s’adresse comme ça à Renault : « tu fais trop de bagnoles, mon coco. Les gens n’en ont pas besoin. Leur vieille 2CV-De Funès/Bourvil leur va bien, pas la peine de te casser le cul en recherche et développement. Arrête de nous briser les noix avec ton Bonello et ton Rohmer. »)

Tournage de la séquence de fin des 400 Coups, François Truffaut (1959). En pleine course, Jean-Pierre Léaud.

Derrière la question du risque sanitaire individuel et collectif dans la reprise des tournages, c’est la question de la responsabilité qui bloque. Qui sera responsable  de la maladie (ou de la mort)  d’un membre de l’équipe ? Et de l’interruption d’un tournage ? Qui paiera, du  gouvernement, de l’assureur, du  producteur, de la sécurité sociale, des salariés, ou des personnes filmées et côtoyées ? Qui est « interchangeable » ? Tant que ces questions ne seront pas cadrées légalement, personne ne prendra le risque d’assumer un arrêt de tournage, bien trop coûteux. Ce qui nous pend au nez, c’est que les grands partenaires décideurs se défaussent de leurs responsabilités et construisent un cadre juridique qui reporte les responsabilités sur les  salariés, et les coûts sur les productions. Le fait même de tourner serait alors rendu impossible.(*3)

Les nouvelles conditions d’hygiène et de sécurité que nous risquons de nous voir imposer sont discutées, depuis quelques jours, par les responsables du CCHSCT Cinéma (Comité Central d’Hygiène, de Sécurité, et des Conditions de Travail de la Production de Films, lequel comprend… 2 personnes, l’une pour le cinéma, l’autre pour la télévision), avec des producteurs, et des représentants de l’ADP (Association des Directeurs de Production) et de la FICAM (Fédération des Industries du Cinéma, de l’Audiovisuel, et du Multimedia). Ces gens travaillent bien, et du mieux qu’ils peuvent. Mais nous ne pouvons les laisser décider de l’avenir de nos professions sans nous en mêler. Malheureusement, leurs propositions ne semblent prendre en compte la réalité que d’une très étroite catégorie de tournages… Que les industriels préconisent la prédominance de tournages en studio, ça leur ressemble. Mais nous, techniciens ou artistes, ne sommes pas que des employés au service d’une industrie : nous sommes aussi (et avant tout ?) des cinéastes.

En creux, il nous est proposé de revenir non seulement au cinéma de papa, en studio, mais aussi à une conception strictement théâtrale du cinéma – les comédiens sur une scène, et les techniciens dans la salle, au loin, à distance les uns des autres, travaillant les uns après les autres, sans relations les uns avec les autres.

On peut considérer posément ces contraintes et décider d’en faire des contraintes productives, à la Pérec (*4). Des films intéressants pourraient sortir de ces nouvelles pratiques imposées. Possiblement. Mais seulement ces films-là ? Et combien de temps comme ça, dites-moi ?

Alors nous pouvons, et même nous devons, ruer dans les brancards.

Les conditions évoquées vont bien plus loin que la seule assurance des conditions de sécurité et d’hygiène sur les plateaux, elles dictent à tous les cinéastes, chefs ops comme réals, ou bien décos et sondiers et tous les autres, les cadres de leur expression.

Le documentaire sur le terrain, interdit ? Les films de Cassavetes, interdits (*5) ? The Florida Project, interdit (*6) ? Les 400 Coups , interdits (*7) ? Les films fauchés, interdits ? Les longs métrages de potes, interdits ? Les films étudiants, interdits ? Se battre contre les normes, impossible ? La nature-même de ce qui nous motive au ventre, et qui est le moteur de notre belle association, interdite ? C’est-à-dire : le travail d’une matière esthétique et humaine, dans le corps-à-corps, entre les humains sur le plateau, et contre soi-même, cherchant à produire du sens (et une raison de vivre) en se battant contre le métal et le plastique de nos outils, et contre nos propres limitations, faiblesses, erreurs de jugement.

Et parfois, on y arrive. C’est beau. Cette flamme, ce qui nous pousse à continuer, malgré les innombrables difficultés, techniques, sociales, déveines, coups de grisou. Virus ?

Tournage de The Florida Project, Sean Baker (2017)

 

En conclusion : il faut porter notre voix au CCHSCT et auprès des autorités, car il me semble qu’ils sont en train d’oublier totalement ceci : notre industrie est une industrie de création, et le deuxième mot n’est pas moins important que le premier.

Soit nous (nous : l’ensemble des techniciens et cinéastes) parvenons à rendre les précautions coronaviro-compatibles avec la création, et tout est bien, soit nos autorités de tutelles doivent prendre les mesures nécessaires pour nous permettre de survivre jusqu’à ce que l’élaboration d’un vaccin rende de nouveau possible l’exercice du récit en images qui bougent.

Je vous invite à faire un point sur les réflexions en cours, et à y apporter votre pierre,  lors d’une visioconférence ce mercredi 29 avril à 14h30 (rendez-vous prochainement communiqué aux  adhérents de l’Union; pour les autres, il est possible de prendre contact avec le CCHSCT (*8), ou de se manifester auprès de n’importe laquelle des associations professionnelles représentatives, ou auprès des syndicats. Faisons pression. Imaginons ensemble les conditions des naissances à l’ère de l’éloignement des corps.

Je vous embrasse, de loin.

 

 

Photo chapeau : Tournage de Fondue en larmes, Guillaume Anglard (2006), image Olivier Bertrand

 

*1 : https://www.unionchefsoperateurs.com/la-maison-brûle/

 

*2 : Voir ce commentaire de la SRF sur un rapport commandité par le CNC : https://www.la-srf.fr/article/la-france-le-seul-pays-au-monde-qui-pense-avoir-trop-de-cin%C3%A9ma-d%E2%80%99auteur
*3 :  Je dois tout ce paragraphe à la plume de Isabelle Razavet. Qu’elle en soit ici remerciée !
*4 :  La Disparition, roman écrit sans jamais recourir à la lettre « e » – Georges Pérec (Gallimard, 1969). Les Revenentes, roman écrit en utilisant le « e » comme seule voyelle – Georges Pérec (Julliard, 1972)

 

*5 : Au choix, Husbands (1970, image Victor J. Kemper), ou bien Meurtre d’un Bookmaker chinois ( 1976, image Al Ruban & Mitch Breit) : en studio, et sans contacts ??

 

*6 : The Florida Project, Sean Baker (2017), image Alexis Zabe

 

*7 : Les 400 Coups, François Truffaut (1959), image Henri Decae

 

*8 : www.cchscinema.org/nous-contacter/
John Cassavetes à la caméra