Kaboul, Afghanistan. Une couturière nommée Pari cherche un moyen de se procurer une paire de lunettes, indispensable pour continuer à travailler.

C’est le résumé du film de Salar Pashtoonyar, présenté en sélection internationale au festival de Clermont-Ferrand. Il faut aussi préciser que Pari est une jeune mère veuve, et il va sans dire qu’être veuve, qui plus est en Afghanistan est une épreuve quotidienne. Le style visuel du film, composé de cadres fixes et baigné d’une lumière douce et chaleureuse, contraste volontairement avec la dureté de la vie de Pari, qui doit élever ses enfants seule dans un pays où être femme et veuve est presque une mort sociale.

Nikolay Michaylov, chef-opérateur canadien du film, à travers un échange via e-mail, nous parle de son expérience sur le tournage.

Kaboul et l’Afghanistan sont plutôt des décors inhabituels, surtout quand on parle de court-métrage… Comment t’es tu retrouvé là-bas ?

Il se trouve que j’avais déjà travaillé avec Salar Pashtoonyar, le réalisateur du film. Nous étions étudiants ensemble à l’université de York à Toronto, au Canada. « Bad Omen » était son film de thèse à l’université, et comme nous avions déjà un peu travaillé ensemble, Salar me faisait confiance et m’a proposé de l’accompagner en Afghanistan. C’était un véritable privilège pour moi de contribuer à raconter cette histoire très personnelle, basée sur l’expérience de vie de Salar en Afghanistan.

Par certains aspects, « Bad Omen » me rappelle des souvenirs de films iraniens. Au delà d’un environnement culturel régional voisin, j’y vois une certaine sobriété, une certaine subtilité, une assurance paisible du cadre… Comment as-tu préparé le style visuel du film ?

Avec Salar, nous avons beaucoup parlé de la manière dont sont souvent représentés, et surtout caricaturés, le Moyen Orient et l’Asie. Même si le film met en lumière les injustices vécues par les veuves dans cette partie du monde, il était important pour Salar de montrer la beauté de Kaboul, quand bien même la ville a aussi plein de problèmes. D’une certaine manière, tout cela a influencé mon travail en lumière et au cadre.

Notre Kaboul est à l’opposé des représentations hollywoodiennes. Les films occidentaux représentent le Moyen Orient avec une lumière très chaude et contrastée, ce qui ne correspond en rien à un endroit comme Kaboul, qui est juste une ville animée et vivante au milieu d’une vallée désertique entourée de montagnes. J’avais envie de lui rendre hommage, avec les teintes du désert, les couleurs des tissus que portent les gens et les couleurs excentriques des tapisseries afghanes. Notre étalonneur, Patrick Samaniego, chez Alter Ego Post, m’a bien aidé sur ce plan.

Salar avait tourné tous ses films précédents en caméra portée, mais à la lecture du scénario je lui ai proposé de faire le contraire. Nous avions emporté un EasyRig et trépied, mais une fois plongés dans l’univers de Pari, le personnage principal, cela devenait une évidence : une image très stable, très posée, nous permettait de montrer comment Pari occupait l’espace, son espace. Pour achever de s’en convaincre, nous avons visionné plusieurs films de Chantal Akerman (« Je Tu Il Elle », 1974 », « Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles », 1975). Pour moi, la caméra portée induit une forme d’inconfort, de chaos, alors que l’histoire de Pari évoque la résilience, que nous sentions clairement exprimée par une image statique. L’histoire de Pari raconte comment une mère prend sur elle pour s’occuper de sa famille. Je voulais que notre langage visuel traduise la persévérance de Pari : c’est la force de ce personnage, plus que la caméra, qui devait créer du mouvement dans une société très figée.

Qu’est-ce qui a guidé tes choix matériels ?

Les frais d’assurances pour un kit caméra de base amené sur place dépassaient largement le budget total du film et même le service juridique de l’université de York n’était pas en mesure de permettre au matériel qui nous intéressait de partir. Nous avons donc dû compter sur nos propres ressources : Salar a fini par acheter une C300 MkII et de mon côté j’ai emprunté des optiques photo à une société de production avec qui je travaille souvent à Toronto. Le film a été entièrement tourné avec un Canon EF 24-70mm f/2.8L II USM. J’ai aussi fait de nombreux plans en ville avec un Canon EF 70-200mm f/2.8L IS II USM.
J’ai n’ai pu prendre que deux valises, une pour mes vêtements et une autre avec tout ce que je pouvais emporter : des tubes autonomes Quasar, des strips Led BiColor Moss Flex, de la mousseline, du Borniol, un petit pied avec une rotule et un bras magique, une douzaine de serre-joints et plein de gaffer.

Est-ce que tu as pu emmener ton équipe ou as-tu dû composer avec une équipe locale ?

Je n’ai pu emmener personne. Nous savions, Salar et moi, que nos moyens étaient limités, donc nous nous sommes laissés le temps d’un repérage méticuleux et bien organisé. Notre fixeur/assistant, Parwiz Arify, a d’ailleurs été incroyable sur ce film. Si cela se révélait nécessaire, je pouvais m’appuyer sur ses compétences en lumière ou à la caméra pour m’assister à l’image.
Tout le monde était très concerné sur le plateau et nous aidait comme ils le pouvaient. Cette implication était vraiment très appréciable !

J’ai beaucoup aimé les ciels et les ambiances extérieures du film, au rendu très doux. Comment qualifierais-tu la lumière de Kaboul, et quel en a été l’impact sur tes images ?

Kaboul se trouve au milieu d’une vallée très sèche, environnée de montagnes, et la lumière est très dure. Cependant en hiver, cette lumière dure est atténuée par un épais nuage de fumée. Les dépenses liées aux infrastructures de sécurité plombent l’état afghan, ce qui a un impact sur les services publics, notamment celui de l’énergie. Malheureusement pour la population et pour certains pans entiers du pays, cela se ressent dans la vie de tous les jours avec des quartiers entiers privés d’électricité une bonne partie de la journée. En conséquence, de nombreux foyers sont chauffés au charbon ou au bois, les sociétés et les magasins font tourner leurs groupes électrogènes pour rester ouverts, et les populations pauvres et les sans-domicile brûlent des ordures pour avoir un peu de chaleur. S’ajoute à cela le fait que Kaboul est une ville dense et congestionnée par les embouteillages…

Tout cela s’agglomère en un brouillard épais au-dessus de la ville (lorsque j’ouvrais mon application météo, il était systématiquement indiqué « brouillard ») et c’est ce brouillard qui agit comme une sorte de diffusion et filtre la lumière du soleil. Ce qui nous a bien servi pour avoir cette lumière douce et diffuse.

Un des plans les plus forts du film selon moi c’est le regard caméra de Pari. Tous les hommes croisés dans le film évitent à peu près son regard, et là son regard franc et son visage muet prennent à témoin le spectateur. J’imagine volontiers que ce plan était présent au scénario et j’imagine aussi que d’autres plans se sont invités au cours du tournage, comme cela arrive fréquemment. Comment les lieux de tournage ont-ils influencé ton travail ?

Tous les plans du film avaient été prévus méticuleusement en amont. Une fois arrivés à Kaboul, nous avons passé une semaine complète en repérage, avec un appareil photo pour prévisualiser nos cadres.

Les mesures de sécurité en ville entravant grandement la spontanéité, nous avons donc dû composer avec les imprévus liés aux autorisations. Les plans de Pari tournés dans l’espace public ont été évidemment les plus problématiques car filmer dans l’espace public fait typiquement l’objet d’une suspicion. Nous avons dû être vigilants et précautionneux vis-à-vis des personnes et des lieux que nous filmions.

La juxtaposition et le contraste des montagnes paisibles avec l’énergie tumultueuse caractéristique de la ville m’ont scotché et les décors ont totalement influencé mes cadres. Mon ambition sur le film était de montrer le combat quotidien de Pari dans cet endroit unique qu’est Kaboul, et en plusieurs occasions les décors étaient en prise complète avec les intentions du film. Dans la boutique du tailleur, par exemple, on peut voir derrière Pari la photo d’une femme en robe de mariée, en décalage évident mais intimement liée à la situation de Pari. Incorporer visuellement cet élément nous permettait d’appuyer à l’image les intentions de mise en scène.
Le regard caméra de Pari est aussi mon plan préféré. À ce moment du film et avec la séquence suivante, Pari fait face à sa réalité, et c’est vraiment poignant.

Quel était pour toi le plus grand défi sur ce film ?

Le plus grand défi pour moi était de m’adapter à la façon de faire des films en Afghanistan. Filmer dans un pays qu’on ne connaît pas implique un apprentissage culturel, avec des manière de faire, des manières d’être, que je n’avais pas forcément prévues. À un moment, Salar a dû me rappeler que le rythme du Canada n’a pas cours en Afghanistan et que nous devions juste faire avec, ce qui est une forme de privilège, finalement. Si un décor nous lâchait, nous prenions le temps d’ne trouver un autre, si la police ne voulait pas que nous filmions à tel endroit, nous arrêtions le tournage et partions tourner ailleurs. Si la lumière du jour venait à manquer, on s’organisait pour replanifier la séquence. J’ai dû lâcher prise, et dans un sens cela m’a libéré. Cela m’a permis d’apprécier pleinement la beauté de l’Afghanistan. J’ai aussi eu l’opportunité de rencontrer la petite communauté de cinéastes du pays.


J’ai vu sur ton site que tu travaillais en fiction mais aussi en pub ou sur des projets musicaux, et que tu avais également réalisé quelques films (dont un documentaire). Quel est ton parcours et qu’est-ce qui t’a mené à la prise de vues ?

En 2009, j’ai débuté mes études à la Ryerson University, avec l’idée de devenir réalisateur. La première année, on nous a demandé de tourner notre propre film avec des caméras 16mm Bell & Howell en noir et blanc. J’ai donc très tôt appris à tourner et développer en pellicule, monter sur une Moviola, conformer les copies positives et les projeter. On nous a appris à être autonome. C’est cette pratique intensive qui m’a remis à l’aise avec les caméras, bien qu’à la base cela me terrifiait, et que je ne me voyais donc pas être chef-opérateur! Cependant, plus je me familiarisais avec le médium, en l’expérimentant, plus j’apprenais à aimer le travail de l’image.

Mon expérience de réalisateur s’est développé au sortir de l’école et a largement enrichi ma carrière de chef-opérateur. Au point où je me situe aujourd’hui dans ma carrière, j’aime toujours expérimenter et trouver de nouvelles manières de raconter des histoires, que ce soit en tant que réalisateur ou en tant que chef-op.

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Nikolay nous indique également qu’un autre film sur lequel il a travaillé est présent cette année à Clermont Ferrand: « Every Day’s Like This », de Lev Lewis.

Pour en savoir plus sur Nikolay et sa filmographie : son site internet.