À l’occasion de la remise du Camerimage Lifetime Achivement Award à Philippe Rousselot, trois chefs opérateurs de l’AFC, Caroline Champetier, Jean-Marie Dreujou et Denis Lenoir avaient préparé des extraits de films et des questions. L’occasion d’un hommage passionnant, teinté d’humour et très instructif.

Le montage d’extraits de certains de ses films diffusé lors de la cérémonie d’ouverture du festival nous avait déjà rappelé de façon jubilatoire l’étendue de son talent. Sa filmographie complète nous prouve que sa palette est plus large encore.

Voici par bribes, au gré des extraits de films choisis par ses interlocuteurs, ce qu’il a partagé de ses multiples expériences et de sa façon de les aborder.

Diva de Jean-Jacques Beinex, 1980

César de la meilleure photographie 1982

Inspiré des peintures de Jacques Monory en bleu et noir. Rousselot précise que l’exercice du monochrome est compliqué car en une dizaine de minutes, l’oeil s’habitue et vous commencez à vous ennuyer. C’est pourquoi si vous voulez du bleu, il faut par touches, mettre d’autres couleurs pour garder au bleu sa valeur.

The Emerald Forest de John Boorman, 1984

Tourné dans la jungle amazonienne, Jean-Marie Dreujou souligne que ce sont des conditions où il est extrêmement difficile de maintenir une continuité. Rousselot confirme que de façon générale, il fallait tout éclairer, à l’exception des plans très larges.

Le sous bois était si dense qu’il a pu tourner une scène de jour en pleine nuit, comme en studio.

Il reconnaît que la scène d’initiation du jeune garçon n’est pas celle dont il est le plus fier à cause d’un backlight sans justification qu’il regrette d’avoir utilisé. « J’ai joué la sécurité et c’est quelque chose qu’il ne faut jamais faire. »

Thérèse d’Alain Cavalier 1985

César de la meilleure photographie 1987

Pas de décor, juste des meubles et la lumière. Caroline Champetier relève à quel point les peaux des personnages sont belles dans ce film. Rousselot précise que les comédiennes n’étaient pas maquillées, ils étaient 11 techniciens en tout dans l’équipe.

Alain Cavalier lui avait demandé d’éclairer juste pour voir les choses qu’il fallait voir. Il avait parfois l’impression sur ce tournage de ne rien faire tout en sachant cependant que tout reposait sur ce qu’il faisait. Il se rappelle avoir éclairé en tungstène, un 10kw, quelques blondes, des plaques de polystyrène.

Il ne fallait pas que la lumière soit justifiée par quoi que ce soit, ni fenêtre ni élément de décor, ne pas essayer de « faire son malin ». Il voulait avant tout rendre justice aux personnes qu’il filmait car les émotions viennent de l’interprétation plus que de la lumière.

Hope and Glory de John Boorman 1986

BSC award 1987 et nomination à l’Oscar de la meilleure photographie 1988

Le film se passe à Londres pendant la seconde guerre mondiale, il est basé sur les souvenirs d’enfance de John Boorman. Pas question comme c’est le cas souvent pour les films d’époque de désaturer les couleurs, pour quelle raison faire cela ? Les gens des années 40 voyaient les couleurs de la même façon que nous aujourd’hui. La justesse de ton dépend alors entièrement des décors et des costumes.

La maison où se passe l’essentiel de l’action est en studio, la rue a été reconstituée sur un terrain d’aviation abandonné.

Dans l’extrait présenté, une maison de la rue est en flammes suite à un bombardement. La scène a été répétée de jour, tournée de nuit. Rousselot n’avait aucune idée de ce que les projecteurs anti-aérien allaient donner de nuit avec la fumée. Et une fois que l’incendie serait lancé il n’y avait aucun moyen de l’interrompre. Mais il se remémore la façon dont John Boorman savait le mettre au bord du gouffre, comme si sa vie était en jeu.

Les trois premières prises ne se sont pas bien passées du tout, ils en ont fait une autre et « nous avons été chanceux, ce sont des choses qui arrivent parfois ».

Les Liaisons Dangereuses de Stephen Frears 1988

Denis Lenoir note que c’est comme si les acteurs portaient leur propre lumière, Rousselot s’esclaffe : « J’aimerais tellement qu’ils le fassent ! »

Dans cet extrait les serviteurs équipent les chandeliers, ils le font avant la nuit, il fallait donc jouer un effet de soleil très bas. Le dispositif lumière empêcherait donc de filmer vers les fenêtres. Pour mettre fin au débat qui l’opposait à Stephen Frears sur le sujet, Rousselot lui a dit qu’il ferait placer de l’autre côté de la fenêtre une affiche de « Valmont » (film adapté du même roman que Milos Forman tournait au même moment).

Rousselot a commencé à utiliser les boules chinoises en papier sur « Hope and Glory ». Il les trouve pratiques, légères, elles permettent de changer d’avis au dernier moment. Utilisées très proches d’un visage, elles sont très douces et ne font quasiment pas d’ombre, cependant leur luminosité s’estompe très vite, ainsi ça n’inonde pas l’arrière plan.

Même si certains décors sont magnifiques, Rousselot ne voulait pas que l’œil du spectateur s’y attache : cette histoire parle de gens qui mentent, qui mentent aux autres et qui se mentent à eux-mêmes. Si vous voyez quelqu’un mentir, vous vous attachez à son visage.

La Reine Margot de Patrice Chéreau 1993

César de la meilleure photographie 1995

C’est un film qui se situe à la toute fin du XVIème siècle mais il avait une forte résonance avec l’actualité, car au même moment la Yougoslavie était ravagée par la guerre.

Pour la scène du mariage entre Henri IV et Margot, tournée dans la cathédrale de Saint Quentin, Rousselot se souvient avoir demandé à Chéreau où il comptait mettre la caméra pour avoir des pistes sur la façon d’éclairer et Chéreau lui avait répondu « Éclaire d’abord et je saurai. »

L’arrière plan de la cathédrale est éclairé plus froid que le couple princier mais la « chaleur » autour d’eux, loin d’être agréable, révèle essentiellement une idée d’enfermement et d’oppression. Adjani est isolée de façon magnifique.

Pour la scène du massacre de la Saint Barthélémy, Chéreau répétait extrêmement longtemps afin que chaque moment soit impeccable. Si vous aviez mis des marques au sol pour chaque moment de cette scène, le sol en aurait été couvert. Rousselot a donc fait installer un plafond entier de boules chinoises et il effectuait les réglages de la console lumière pour chaque situation en suivant les répétitions sur le retour vidéo. Et ensuite, il fallait s’en remettre à la chance.

Adjani est splendide, c’était un élément clé de l’histoire, si la reine Margot n’était pas fascinante, il n’y aurait pas de film. Il voulait ce visage iconique, d’où la cohérence tout au long des scènes sur la façon de l’éclairer. Généralement il faisait suivre Isabelle Adjani avec une boule chinoise fixée sur une perche, avec un arrière plan très sombre et pas de backlight.

Il n’a cependant pas cherché à imiter une peinture en particulier : en imitant on dégrade. Mais il est crucial de fréquenter les musées : cela permet de comprendre que l’inspiration ne vient pas de l’imitation.

Lors de cette conversation, Philippe Rousselot nous a profondément donné envie non pas de l’imiter, mais de nous inspirer de lui.

 

ENGLISH VERSION

 

On the occasion of the ceremony of Camerimage Lifetime Achivement Award given to Philippe Rousselot, three AFC cinematographers, Caroline Champetier, Jean-Marie Dreujou and Denis Lenoir had prepared film extracts and questions. It was an exciting, humorous and highly informative tribute.

The editing of excerpts from some of his films broadcast during the opening ceremony of the festival had already jubilantly reminded us of the extent of his talent. His complete filmography proves to us that his palette is even wider.
Here are in bits and pieces, according to the film excerpts chosen by his interlocutors, what he shared about his multiple experiences and his way of approaching them.

Diva by Jean-Jacques Beinex, 1980

César for best photography 1982

Inspired by Jacques Monory’s paintings in blue and black. Rousselot specifies that the monochrome exercise is complicated because in about ten minutes, the eye gets used to it and you start to get bored. That’s why if you want blue, you have to put other colors in touches to keep the blue’s value.

The Emerald Forest by John Boorman, 1984

Shot in the Amazon jungle, Jean-Marie Dreujou points out that these are conditions where it is extremely difficult to maintain continuity. Rousselot confirms that, in general, everything had to be articificially lit, except for the very wide shots.
The woods were so dense that he was able to shoot a daytime scene in the middle of the night, just like in a studio.
He admits that the boy’s initiation scene is not the one he is most proud of because of an unjustified backlight that he regrets having used. « I played it safe and that’s something you should never do. »

Thérèse by Alain Cavalier 1985

César for best photography 1987

No actual set , just furniture and light. Caroline Champetier points out how beautiful the carnations of the characters are in this film. Rousselot specifies that the actresses were not wearing any make-up, there was a total of 11 technicians in the crew.
Alain Cavalier had asked him to light just enough to see what needed to be seen. He sometimes had the impression on this shoot that he wasn’t doing anything, knowing however that everything depended on what he was doing. He remembers lighting in tungsten, a 10kw, a few blondes, ans some reflectors .
The light didn’t need to be justified by anything, neither windows nor scenery elements, no need to try to « be smart » Above all, he wanted to do justice to the people he was filming because emotions come from interpretation more than from light.

Hope and Glory by John Boorman 1986

BSC award 1987 and Oscar nomination for best photography 1988

The film is set in London during World War II and is based on John Boorman’s childhood memories . No question, as is often the case with period films, of desaturating the colors, why do this? People in the 1940s saw colors the same way we do today. The accuracy of tone then depends entirely on the sets and costumes.
The house where most of the action takes place is shot in a studio, the street has been recreated on an abandoned aerodrome.
In the excerpt presented, a house on the street is in flames following a bombing. The scene was rehearsed during the day, shot at night. Rousselot had no idea what the anti-aircraft searchlights would look like at night with the smoke. And once the fire was started there was no way to stop it. But he remembers how John Boorman knew how to put him on the edge, as if his life was at stake.
The first three takes didn’t go well at all, they did another one and « we were lucky, these things happen sometimes ».

Stephen Frears’ Dangerous Liaisons 1988

Denis Lenoir notes that it’s as if the actors were wearing their own light, Rousselot laughs: « I wish they would! ».
In this excerpt the servants equip the candlesticks, they do it before dark, so it was necessary to play a very low sun effect. The lighting setup would therefore prevent filming towards the windows. To put an end to the debate between him and Stephen Frears on the subject, Rousselot told him that he would have a poster of « Valmont » (a film adapted from the same novel that Milos Forman was filming at the same time) placed on the other side of the window.

Rousselot began using Chinese paper lanterns on « Hope and Glory ». He found them practical, light, they allowed him to change his mind at the last moment. Used very close to a face, they are very soft and cast nearly no shadows, however their brightness fades very quickly, so it does not flood the background.

Even though some of the sets are beautiful, Rousselot did not want the viewer’s eye to get attached to them: this story is about people who lie, who lie to others and who lie to themselves. If you see someone lying, you get attached to their face.

La Reine Margot by Patrice Chéreau 1993

César for best photography 1995

It is a film set at the very end of the 16th century but it had a strong resonance with current events, because at the same time Yugoslavia was devastated by war.

For the scene of the wedding between Henri IV and Margot, shot in the cathedral of Saint Quentin, Rousselot remembers asking Chéreau where he was going to put the camera to get some leads on how to light up and Chéreau replied « Light the set first and I’ll know ».

The background of the cathedral is lit cooler than the princely couple, but the « warmth » around them, far from being pleasant, essentially reveals an idea of confinement and oppression. Adjani is beautifully isolated.

For the scene of the St. Bartholomew’s Day Massacre, Chéreau rehearsed for an extremely long time so that each moment would be perfectly fluid. If you had put marks on the ground for every moment in this scene, the ground would have been covered with them. So Rousselot had a whole ceiling of Chinese lanterns installed and he made the adjustments from the lighting console for each situation by following the rehearsals on the video monitors. And then it was just a matter of luck.

Adjani is magnificent, it was a key aspect of the story, if Queen Margot were magnetic, there would be no film. He wanted this iconic face, hence the coherence throughout the scenes on the way to light her. Usually he would have Isabelle Adjani followed with a Chinese Lantern fixed on a pole, with a very dark background and no backlight.

However, he did not try to imitate any particular painting: by imitating you degrade. But it is crucial to go to museums: it helps to understand that inspiration doesn’t come from imitation.

During this conversation, Philippe Rousselot deeply made us want not to imitate him, but to get inspired by him.