Le documentaire (63’) de Myriam Bakir aborde la question tragique des mères célibataires au Maroc. À l’occasion de la sélection du film à l’IDFA, un des festivals documentaires les plus renommés d’Europe, qui se tient à Amsterdam, j’ai proposé à Gertrude Baillot, cheffe opératrice du film, de nous parler de son expérience sur ce projet.

Restrictions sanitaires obligent, le festival se tient cette année entre le 18 novembre et le 6 décembre essentiellement en ligne, même si le public néerlandais peut assister aux projections avec une jauge réduite.

À travers le portrait de Mahjouba Edbouche et de son association Oum El Banine à Agadir, Mères évoque la douloureuse situation des femmes célibataires marocaines qui, enceintes hors mariage, risquent une peine de prison et l’opprobre de la société, pour elle et pour leur enfant. La plupart du temps, elle n’osent pas parler de leur situation à leur famille, par peur de se retrouver rejetées et exclues, voire faire l’objet de violences…
L’association prend ces femmes sous son aile, leur fournissant un abri, une assistance juridique et les préparant à la maternité. Elle cherche également les moyens de rétablir le plus tôt possible les relations avec les parents.

En assistant au féminisme en actes de Mahjouba et de son équipe, le documentaire questionne le carcan social et familial au Maroc.

Comment t’es tu retrouvée sur le film ?

J’ai été contactée par Cécile Vacheret, productrice du film, qui m’a appelée via une amie ingénieure du son. Le film était coproduit par le Maroc et la France et la productrice cherchait une femme cheffe opératrice, étant donné le sujet du film et ses conditions de tournage.
Lors de la rencontre avec la réalisatrice, Myriam Bakir, elle m’a rapidement  parlé de l’enjeu crucial concernant l’image: assurer l’anonymat des femmes que nous devions filmer. Ce qui donnait reformulé sous forme de question : comment faire un film sans montrer les visages des personnages principaux ?
Pour alimenter notre réflexion, j’avais évoqué Pork and Milk (DP Céline Bozon) pour imaginer comment filmer quelqu’un de dos ou en contre-jour. Nous avions aussi parlé du port du voile, qui ferait partie de l’équation…

Dans ces conditions, je me demandais comment raconter quand même une histoire.

Le film est tourné entièrement en arabe marocain et en berbère, quelles indications te donnait la réalisatrice et comment avez-vous abordé le travail au cadre ?

En tournant en Chine toute seule quelques années plus tôt pour un autre projet, j’avais été confrontée au fait de ne pas comprendre ce qui se disait. Mais comme je n’avais pas le choix, j’ai décidé que ce n’était pas grave. Et ça ne l’est pas forcément. Pour moi, un bon chef opérateur de documentaire travaille à l’oreille, il écoute et découpe en fonction de ce qui se dit en in ou en off, ce qui se répète, au rythme des phrases. C’est difficile quand tu ne comprends pas la langue et que tu cherches malgré tout à savoir ce qui se dit, mais tu travailles aussi au rythme de la respiration, des gestes, des regards, tu arrives à sentir, et la plupart du temps, ça marche.

Dans le cas de Mères, Myriam avait des idées très précises sur le cadre, elle ne voulait pas qu’on recadre pendant les prises par exemple. C’était un peu frustrant car en documentaire, on est habitué à découper pour s’autoriser des possibilités au montage et accompagner ce qui se passe ou ce qui se dit, mais dans le cas présent je n’avais donc pas le choix, et je dois dire que Myriam avait raison.
Par ailleurs, Myriam m’expliquait tout, ce qui allait se passer, les enjeux, le off, et ce que nous avions tourné. Comme je le disais, ne pas comprendre ce qui est dit, ce n’est pas grave : tu filmes avant tout  l’histoire que tu veux raconter.

L’anecdote, c’est que l’on tournait en berbère, et même mon assistante, qui est marocaine, ne comprenait pas ce qui se disait !

Quelles nécessités ou quelles contraintes ont guidé tes choix matériels ?

Le film s’est tourné avec relativement peu de budget, avec une C300 qu’on nous avait prêtée sur place, équipée de plusieurs objectifs Canon L. Je connaissais bien cette caméra, avec laquelle j’avais mes habitudes, j’avais emporté mon Canon 100mm macro, une « bouée » et une crosse épaule très basique et très pratique.

Mères est le premier documentaire de Myriam, qui vient de la fiction. Sur le tournage, elle travaillait la mise en scène de la séquence que nous allions tourner, modifiant le décor au besoin. Nous avions donc le temps de nous installer, et de travailler l’éclairage.
J’avais toujours à disposition un 575 HMI et des mandarines, travaillées en indirect, ainsi qu’une boule chinoise, en tungstène. Le tout loué à Agadir. Enfin, j’avais une petite torche LED constamment fixée sur la caméra, allumée ou non selon les cas, et plus ou moins fortement diffusée.
Quand la lumière du soleil était vraiment trop forte, il nous est arrivé de neutrer les fenêtres, typiquement dans le bureau de Mahjouba !

Comment filme-t-on la scène avec Fatima et ses parents, qui est une scène de confrontation dont l’issue est incertaine?

Une de mes missions prioritaires sur le film était qu’on ne reconnaisse pas les personnages, et vu que nous vivions dans une sphère à peu près clandestine, ces femmes étant sous le coup de la loi, cela m’obsédait. Par exemple, lorsque Fatima a enlacé son père, et que je risquais de voir leurs visages, j’ai naturellement été chercher la réaction de Mahjouba, dont je pouvais filmer le visage et qui exprimait aussi une émotion importante : la bienveillance. Puis voyant qu’ils étaient enlacés si étroitement qu’on ne voyait plus leurs visages, j’ai pu continuer de filmer Fatima et ses parents.

La caméra te fait vivre les choses avec un recul émotionnel, derrière l’œilleton, à distance finalement… L’empathie ne passe pas par les mêmes canaux.
Pour revenir sur les questions d’anonymat, je dirais que les voiles, avec leur multitude de motifs et de couleurs, m’ont bien aidée sur l’ensemble du film !

En tant que fille, femme, et mère, comment as-tu vécu le fait d’assister au basculement de vie de ces femmes, qui vivent des moments de fragilité existentielle extrêmes ?

Lorsque tu es immergée dans un univers humain, comme c’est souvent le cas lors d’un tournage documentaire, c’est très fort et très riche. Les gens t’acceptent en tant qu’être humain et le fait de tenir la caméra te confère généralement une aura faite de respect et d’admiration, du coup on te protège, et le réalisateur/réalisatrice te protège aussi beaucoup.
J’ai beaucoup travaillé avec des femmes, donc je sais ce que c’est de n’être qu’avec des femmes.
À la Fondation Oum El Banine, je me suis sentie comme dans un cocon, j’ai ressenti avec ces femmes marocaines quelque chose de plus fort, un lien très affectif, une confiance…
Grâce à elles et aux membres de l’équipe, j’ai découvert ce que c’était qu’être une femme au Maroc, un très beau rapport entre père et fille notamment, mais le rapport avec les hommes est totalement biaisé par la structuration de la société, la montée du radicalisme religieux, la peur du qu’en dira-t-on, les pressions sociales…
Il faut bien se représenter que ces femmes se retrouvent hors la loi du fait d’être enceinte hors mariage, à supporter seules le poids d’une culpabilité terrible…
Malgré l’ambiance chaleureuse de la Fondation, et qu’entre femmes on puisse enlever le voile, devoir se cacher d’être femme, c’est une grande violence au quotidien. Au bout de deux semaines, je n’en pouvais plus de ne filmer que des voiles à la place des visages, j’avais presque envie de sortir nue dans la rue!

Comment as-tu abordé l’étalonnage ?

Éric Salleron a étalonné le film chez Avidia dans leur nouvelle grande salle, sur Da Vinci Resolve. Avec Éric on travaille ensemble depuis dix ans, on se connaît bien.
Myriam ne pouvant pas être présente, nous avons préparé les finitions avec une longue conversation sur WhatsApp, puis en cours d’étalonnage je lui ai envoyé quelques séquences sur lesquelles il y avait potentiellement discussion.
Nous sommes au final assez proches des rushes, il y a très peu de masques dans l’étalonnage final. Avec la C300, je tourne généralement avec un gamma Canon Log, matriçage standard, qui évite une perte d’information en basse lumière, ce qui est généralement préjudiciable sur les carnations.

Ma grande fierté est qu’en regardant le film, tu oublies le fait qu’à part les membres de la Fondation de Mahjouba, on ne voit pas les visages de ces femmes en clandestinité.
Fierté aussi d’avoir participé à un film sensible et engagé, qui a été montré à 3 millions de spectateurs à la télévision marocaine (Maroc 2M) et entame son parcours dans un grand festival international, ce qui est plutôt de bon augure.