S’il y a un sentiment qui caractérise cette pandémie, c’est bien l’impuissance. La nôtre, en tant qu’individus, face à une situation unique, et celle des politiciens, des scientifiques et d’une façon générale de ceux dont nous dépendons. Ce sentiment d’impuissance a pourtant un goût de déjà-vu.
En tout cas, nous, les fabricants mais aussi les distributeurs d’appareils indispensables aux tournages, assistons, impuissants, à cette dégradation du marché avec des marges de plus en plus basses qui impactent nos possibilités d’investir dans du stock, d’innover et donc de faire notre métier comme nous devrions le faire. Impuissants car le manque d’investissement et de renouvellement de matériel chez les prestataires est le résultat de deals commerciaux bien en dessous de la normale avec les productions. Alors que le CA des studios et prestataires de tournage a augmenté de 18 % entre 2009 et 2018, celui des fournisseurs de matériel a baissé de 83 % (chiffres CNC, page 210 du Bilan du CNC 2019). Selon La FICAM, les investissements des industries techniques ont baissé de 23,5 % entre 2008 et 2018. Ceci explique cela.
Selon le CNC (page 101), la part du budget de film allouée aux moyens techniques a chuté de 15,5 % si l’on fait la moyenne de 2010 à 2018 (soit 109,8 M€) par rapport à 2019 (92,7 M€). En fait, nous aurions dû avoir un phénomène inverse : l’obsolescence de plus en plus rapide des caméras numériques et maintenant l’avènement de l’éclairage électronique (qui devient de plus en plus sophistiqué) auraient dû justifier, vis-à-vis des productions, des augmentations progressives et régulières. Pour information, le poste interprétation a augmenté de 2,5 %.
Mais le problème est que les producteurs savent bien mettre en avant leurs problèmes et faire jouer une mise en concurrence malsaine et, pour cela, tous les prétextes sont bons : l’année des présidentielles, la guerre en Irak, le 11 septembre, les grèves, l’arrêt de la pub sur les chaînes publiques… À ne pas douter que la crise sanitaire va être redoutable pour les négociations avec les loueurs mais aussi avec les équipes. Mais ne sommes-nous pas tous impactés ? Sont-ils les seuls à subir cette crise ?
Il est vrai que certains de ces événements peuvent avoir des répercussions sur l’activité mais pour autant, produisons-nous moins ? Y a-t-il moins de producteurs ? Si le filon est si mauvais, pourquoi est-il en expansion ? Pourquoi y a-t-il cinq syndicats de producteurs ? Y a-t-il un syndicat des industries techniques ? Il y a bien deux syndicats de techniciens et ouvriers de l’audiovisuel émanant des syndicats politiques nationaux qui défendent les salaires et les conditions de travail mais ne faut-il pas défendre aussi le droit au choix artistique, le choix de son équipe, de son matériel sans contraintes ou pressions.
Ne serait-il pas temps de s’unir, prestataires, fournisseurs mais aussi personnel de tournage (déco, image, son, régie, postprod…) sous la forme d’un Syndicat ? Un syndicat apolitique qui se bat pour la défense des industries et personnels de l’audiovisuel afin que l’on retrouve un peu de dignité et pour protéger un métier qui se fait par passion. Pourquoi un syndicat ? Apparemment, les associations et les fédérations n’ont pas assez de poids, sinon cette baisse de plus de 15 % et ce courrier n’auraient aucune raison d’être.
Ces cinq syndicats de producteurs, face à une dizaine d’associations et deux syndicats qui ne parlent pas d’une même voix, n’entendent pas les arguments, quand ils ne tentent pas de diviser. Il y a eu beaucoup de recommandations sanitaires différentes concernant le Covid. Une seule recommandation validée, argumentée et présentée par un seul syndicat aurait eu un effet plus immédiat étant fait par ceux qui vivent les tournages. Le débat sur la décontamination du matériel aurait été plus rapide si tous les loueurs, utilisateurs et fabricants s’étaient mis autour d’une table avec un ou deux experts médicaux.
Il ne s’agit pas d’être dans la confrontation mais dans le dialogue pour défendre notre envie de bien faire nos métiers dans de bonnes conditions. Il faut se faire entendre par les syndicats de producteurs et le CNC. Les premiers pour améliorer la situation, pour un retour à une économie globale saine, le deuxième pour faire respecter, contrôler.
Il faut faire comprendre aux producteurs qu’une semaine de préparation supplémentaire peut faire économiser bien davantage que cela ne coûte. Défendre le fait qu’un plan de travail et une rigueur de la mise en scène sont sources d’économies. Et puisque les comédiens garantissent les entrées, qu’ils soient davantage à la commission qu’au fixe comme les commerciaux.
Il faut expliquer que les choix des appareils reviennent aux chefs de poste et leurs équipes et que le bon état du matériel évite des pertes de temps.
Il faut démontrer qu’une équipe heureuse travaille bien mieux et plus vite qu’une équipe déconsidérée. A force de tirer les prix vers le bas, les gens expérimentés qui peuvent prétendre à une reconnaissance de leur expérience (comme dans tous les métiers) quittent la profession, accentuant le manque de professionnalisme sur les tournages.
Il faut arrêter de considérer qu’il y a deux camps adverses qui s’affrontent mais des individus formant une équipe qui travaille à faire le meilleur projet qui soit.
Il faut rappeler qu’un budget de film, c’est comme le business plan d’une nouvelle entreprise, il doit être viable et chaque poste doit être réaliste. C’est du bon sens. Essayez de trouver un financement auprès d’une banque avec un business plan fantaisiste ? Pourquoi ce qui vaut pour l’industrie ne s’applique pas à la production de fictions ?
Cette perte de 15 % du poste technique vient du fait que personne ne souhaite être en conflit avec son client ou son employeur sous peine, avouons-le, d’être mis à l’écart du prochain projet.
Aujourd’hui, je n’ai pas peur des représailles car, si rien ne change, ma société n’existera plus d’ici un an et je pense que nous ne sommes pas les seuls. Que se passera-t-il quand il ne restera que des fabricants industriels puissants et qu’il n’y aura plus de choix de fournisseurs ou d’appareils ?
Petite information de dernière minute. Ce matin, nous avons eu un appel d’un loueur qui nous demandait si nous pouvions louer deux Jokers LED pour un tournage de 4 semaines. Nous avons dit que nous n’étions pas loueur et qu’il pourrait peut-être envisager d’acheter les deux appareils, après insistance, nous avons fait un devis. La réponse fut que la production n’avait pas le budget car les mesures sanitaires leur coûtaient 30 000 €. Et combien cette pandémie a-t-elle coûté à ce loueur ? Nous, je sais, c’est plus de 700 000 € de chiffre d’affaire que nous ne rattraperons pas. Les bonnes habitudes ont déjà repris.
Bon courage et bonne chance à tous.
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