À travers une collection de portraits questions/réponses, l’Union présente les membres de l’association. Aujourd’hui, Jean-Philippe Bouyer.
Quand et comment t’es-tu intéressé à la prise de vues ?
Je viens d’une famille dans laquelle on a toujours mis en avant le sens de l’esthétique : mon grand-père, employé de bureau, faisait de la photographie depuis les années 30; mon père, professeur d’espagnol, bon photographe lui aussi, peignait des aquarelles. Je me suis intéressé à la prise de vue assez tôt, vers 7/8 ans. C’était près de l’océan, une lumière éclatante de matin de printemps, la rue était orientée Est/Ouest, le soleil était encore bas. Mon père m’avait mis dans les mains un appareil Kodak, il voulait me faire comprendre la différence entre la lumière de face, versus celle du contre-jour, l’effet de flair du contre-jour dans l’optique a envahi l’image et m’a saisi. Je crois que ce moment y est pour beaucoup dans mon orientation vers la photographie. J’ai ensuite continué a pratiquer la photo en mode documentaire durant toute mon adolescence, à la recherche d’images capables de provoquer chez les autres les émotions que je ressentais en les faisant.
L’image mouvement est arrivée un peu plus tard, avec les caméras VHS et le super 8, au début des années 80. C’était autre chose le mouvement : le « plan », son rythme, ses variations, l’émotion du geste, des corps, de l’expression d’un visage, du grain ou des lignes du support… Le manque de fixité, le flou, les couleurs sursaturées de l’Ektachrome, la granulation de la Tri-X noir et blanc, ont comblé mon désir d’images underground, très en vogue à cette époque ! Je garde encore vivant aujourd’hui cette esthétique de l’imperfection technique qui par sa fragilité me semble humaniser l’image. La caméra, que l’on prenait le plus souvent à la main, pour faire des films entre amis, m’a fait comprendre que la caméra pouvait être un regard subjectif, un personnage capable d’exprimer sa vision du monde, surtout parce que les personnes qui filmaient et que l’on filmait jouaient beaucoup du regard caméra, comme dans les films de famille. J’aimais beaucoup cette relation… Ça m’a convaincu que j’avais quelque chose à voir avec ce mode d’expression.
« Portrait de Sylvie Guillem » documentaire (rushes 16mm Bolex à ressort TriX) réalisé par Françoise Ha Van Kern
Quels films t’ont particulièrement marqué visuellement, au point de t’intéresser spécifiquement au travail de l’image ?
Il y en a beaucoup… Un film est un tout et il m’aurait été impossible, au début, de discerner si l’émotion venait de la lumière, des cadres, des décors, de la réalisation ou du jeu des comédiens.
Je crois qu’« Apocalypse Now » de Coppola, photographié par Vittorio Storaro et « Paris Texas » de Wim Wenders, photo de Robby Müller (peut-être à cause des séquences de famille en S8) ont été les films déclencheurs… Avant je me souviens aussi du « Mariage de Maria Braun » (réal: R.W. Fassbinder, image: Michael Ballhaus) ou de « Profession reporter » (réal: M. Antonioni, image: Luciano Tovoli) qui m’avaient beaucoup impressionné, de « Mauvais sang » de Leos Carax (image: Jean-Yves Escoffier) pour le mélange des supports et la formidable singularité d’invention esthétique pour cette époque où la créativité était surtout au service des publicités (J-P Goude, J-B Mondino…), « Andreï Roublev » de Tarkovsky (image: V. Ioussov), pour la beauté des paysages, « Querelle » de RW Fassbinder (image : X. Schwarzenberger) pour ses couleurs kitchs, ses lumières théatrales, sans oublier « Pierrot le fou » de Godard (image : R. Coutard), et son scope Technicolor aux couleurs saturées…
« Apocalypse Now », la version producteur, a été un choc. La remontée de ce fleuve est aussi, d’un point de vue photo et décor, le passage d’un univers plastique à un autre. J’ai été séduit par ce mélange de film de guerre et la lenteur, la longueur de plans contemplatifs, c’était la première fois que je voyais ça ! Cette conciliation entre le film d’auteur qui cherche à montrer l’intériorité d’un personnage, de manière subtile, et l’« entertainment », plus bourrin, qui veut divertir. Au-delà de la séquence mythique du crâne rasé de Brando qui sort de l’obscurité, éclairé par un violent contre-jour, il y a cette séquence incroyable dans laquelle le bateau, après un enchaînement de séquences de lente remontée du fleuve, arrive, de nuit, dans une base américaine au moment d’un show de playmates. La lumière du spectacle fait partie de la dynamique de la mise en scène : les projecteurs, les gerbes de lumière et les feux d’artifice, à l’état brut. C’est définitivement, une des séquences qui a orienté mon choix vers ce métier.
« Paris Texas » est un film qui m’a porté pendant des années, c’est par lui que j’ai découvert le travail de Robby Müller. Les films américains ont bercé mon enfance, et je crois que c’est ça qui m’a séduit dans ce film : la manière résolument européenne de filmer des décors américains qui nous ont fait rêver dans des films américains. Le début du film est sans parole : juste de l’image et de la musique, un long plan subjectif d’un rapace qui survole le désert se rapproche d’un homme qui marche sans but, on présente tout du drame… L’utilisation de films de famille en Super8 est simple mais juste et efficace du point de vu esthétique. La scène mythique du Peep-Show, dans laquelle la lumière évolue pour nous révéler qui se trouve derrière la vitre sans teint, est une leçon de simplicité pour les chefs op… Elle m’a sûrement plu parce qu’elle est juste, simple, et que la lumière participe à la mise en scène.
La justesse du plan, tant du point de vu du cadre que de la lumière, est une question qui m’obsède. Je suis un peu cérébral même si je suis persuadé que cela est aussi beaucoup une affaire d’instinct… Pour faire un plan, le choix d’une focale, d’un axe, d’un mouvement, ne peut pas se contenter d’être joli, il faut, pour qu’il y ait de la force, qu’il soit juste. Si en plus il est beau, c’est top ! Cela dépend, bien sûr, du récit, des comédiens, des décors. J’aime beaucoup ce dicton de la profession qui dit : « Jamais plus fort que le décor ! »
« Frères d’arme » réalisé par Sylvain Labrosse (F55 avec une série Cooke Panchro S2/S3)
Quelle a été ta formation initiale ?
Après le bac expérimental (LS), j’ai suivi un cursus de lettre modernes et cinéma à Paris 3, tenté le concours de l’IDHEC (ex Femis), sans succès, puis celui de Louis Lumière, idem.
Puis j’ai rencontré une assistante caméra issue de l’IDHEC qui m’a appris le métier sur des longs métrages, j’ai ensuite rencontré des chefs op plus en vogue qui m’ont fait travailler comme second sur des films comme « La bande des quatre » (réal: J. Rivette, image: C. Champetier), « Un monde sans pitié » (réal: E. Rochant, image: P. Novion).
Quand et dans quel contexte as-tu commencé à travailler en tant que chef opérateur ?
Je suis passé premier sur quelques films, mais ce n’était pas mon fort… Assez vite j’ai fait des courts-métrages remarqués à la photo et on m’a proposé des téléfilms, avec un peu toutes les chaines. C’est Cédric Kahn qui m’a mis le pied à l’étriller avec une fiction ARTE (avec le Théâtre National de Strasbourg), c’est à ce moment là que j’ai lâché définitivement le métier d’assistant.
Sur quels types de films as-tu travaillé et quel serait le meilleur prochain projet ?
Parallèlement, je me suis mis à travailler en documentaire. La légèreté des tournages de doc par rapport à ceux de la fiction m’a séduit, le peu d’équipe à gérer et le côté « one-shot » de certaines conditions de tournage offre une liberté d’improvisation à l’image assez excitante ! L’alternance de ces deux types de tournage crée un équilibre qui me convient bien, l’un résonne dans l’autre : lorsque je suis en fiction, l’instinct du docu me nourrit pour certaines situations, surtout au cadre à l’épaule et lorsque je suis en doc, j’essaye de faire des plans de fictions et de penser découpage, surtout quand je dois rendre compte d’une situation dans un décor. Aujourd’hui, je travaille plus en fiction, les films documentaires d’auteur se font plus rare et bien souvent, ils me manquent. Il y a un formatage certain sur les projets destinés à la télé, la liberté dans le filmage est de plus en plus contrainte, nous sommes loin du « cinéma direct » ou « cinéma vérité » que j’affectionne particulièrement.
Même si j’en fais moins qu’avant, j’ai créé un lien très fort avec les réalisatrices/teurs avec qui je travaille, et j’essaye, tant que faire se peut, de me rendre disponible pour ces films rares.
Le meilleur prochain projet est le prochain, car il est encore à l’état d’idéal ! Il s’agit d’un film qui doit se tourner dans l’année prochaine avec des patients de l’atelier théâtre d’un hôpital psychiatrique de jour et des comédiens pros.
« Vénus et Apollon » réalisé Tonie Marshal (SD Panasonic 2/3 de pouce)
Quelles sont tes sources d’inspiration artistiques ?
J’aime beaucoup observer le monde, la vie urbaine mais aussi la nature. Je trouve le réel fabuleux, il y a des associations de couleurs, des attitudes de personnes, des reflets dans les vitres qui sont formidables… Dehors, je vois des cadres partout. Il m’arrive souvent, lorsque je fais des photos, de faire un cadre et d’attendre qu’il se passe quelque chose, j’ai quelques séries comme ça que j’aime beaucoup. J’adore dessiner aussi, mais je le fais trop peu malheureusement.
Je me nourris aussi, bien sûr, beaucoup des images des autres, je vais au cinéma, aux expositions de peinture, de dessin, photo, sculpture… J’aime aussi observer la lumière naturelle, j’adorerais prendre le luxe d’attendre les bonnes lumières naturelles pour tourner comme William Lubtchansky l’avait fait pour « Jeanne d’Arc » de Jacques Rivette !
Te souviens-tu de gaffes regrettables, mais instructives au final ?
Il m’est arrivé un accident de labo sur une séquence de court métrage. C’était une séquence de rêve, dans laquelle un petit garçon rêvait qu’il ratait le train pour partir au Canada avec son frère. Les idées de découpages étaient assez classique et la photo (un extérieur jour avec l’impératif d’un affichage d’horaire de train), à part filtrer, en Super16, je ne voyais pas trop quoi faire pour accentuer le côté rêve. Il se trouve que la bobine a cassé dans le bain de développement, juste à l’endroit de la prise ou le train partait. On s’est retrouvé avec un rush qui devenait de plus en plus rayé et qui passait par toutes les dominantes au fur et à mesure que le train avançait. Le plan correspondait parfaitement à cette séquence de rêve et à été monté. Le film a obtenu le prix Kodak à Cannes en 1993…
As-tu connu des moments de doute sur ton travail ou ton milieu professionnel ?
Plein ! Et je pense que c’est comme ça que l’on s’améliore, que l’on affine et affirme sa personnalité : en interrogeant notre parcours et nos envies, dans la vie professionnelle, qui, en ce qui me concerne, est indissociable de ma vie privée.
« Mister V » réalisé par Émilie Deleuze (Moviecam, 35mm Kodak, Zeiss GO)
As-tu souvenir de la mise en place d’un dispositif de prise de vues particulièrement original ?
Je ne suis pas un féru d’astuces techniques, même si je m’intéresse aux évolutions et aux nouveautés. D’ailleurs, de ce point de vu, le forum « Slack » de l’Union m’aide beaucoup ! Cependant j’adore les trucages en direct à la Méliès. Cela n’a rien d’impressionnant, aujourd’hui que le numérique permet de fabriquer des images bien plus complexes et réalistes, mais le côté artisanal de certains effets garde à mes yeux beaucoup de charme, toujours ces imperfections de l’image qui la rendent plus humaine…
J’avais à faire, sur un film en Super16, une scène de nuit en pleine campagne. L’univers décalé de ce film devait décoller du réel, le film était un road-movie en side-car avec des personnages aventuriers et romanesques d’un autre temps. Je cherchais donc a créer une image de fiction à la hauteur de ce décalage, avec très peu de moyens pour éclairer. La séquence se situait dans la pampa, autour d’un feu de camp, sans groupe électrogène ni prise de courant à moins de 10 km. Le réalisateur voulait un plan très large pour situer le décor, une carrière de pierre abandonnée. L’idée m’est venue, pour que le ciel se découpe dans la nuit et que l’on sente ce décor de falaise au-dessus du feux de camp, de faire une double passe. J’ai fait une prise au crépuscule, sans les acteurs, posée pour le ciel en sous ex, en faisant attention d’être assez fermé au diaph pour avoir un noir profond sur le bas de l’image à l’endroit où seraient les personnages plus tard. J’ai donc obtenu une ligne d’horizon avec un ciel d’un bleu profond, et un noir tout aussi profond. Nous avons rembobiné la pellicule et on a filmé, de nuit, la scène avec les comédiens autour du feu, en prenant soins de ne pas bouger le cadre entre les deux prises de vue pour être sûr de ne pas avoir de double image sur la falaise, même si le feu ne l’éclairait que très peu. A l’arrivée, le ciel existe dans ce plan, il dessine le décor et cela lui donne plus d’ampleur. En trucage, cela aurait demandé un internégatif qui aurait occasionné, en super 16, une grosse montée de grain et un changement de texture choquant entre les plans au montage. Ça aurait aussi coûté beaucoup plus cher!
As-tu déjà souhaité passer à la réalisation ?
Oui. La tentation est encore grande, mais ce n’est pas simple en ce qui me concerne, je crois que je sacralise trop.
« À deux c’est plus facile » réalisé par Émilie Deleuze (Panavision Techniscope, Kodak, Primo sphérique)
Qu’est-ce que tu aimes et qu’est-ce que tu n’aimes pas dans ton métier ?
J’aime arriver sur un décor tout noir et l’éclairer.
J’aime être obligé, parfois, de faire confiance au réel, et les bonnes surprises de la lumière naturelle, parce que c’est souvent au-delà de l’imaginable.
J’aime la préparation avec la mise en scène, lorsque la le réalisatrice/teur possède un univers différent du mien et que nous cherchons à communiquer avec des références sur l’image du projet. Je trouve excitant de découvrir, de comprendre et de trouver les moyens de restituer par l’image, et le prisme de ma personnalité, un univers différent du mien.
J’aime concevoir la lumière sur le plateau et travailler avec les équipes.
Je n’aime pas les repérages où l’on fait plus de kilomètres en minibus que de travail sur les décors…
Je n’aime pas les discussions trop abstraites et théoriques qui durent, je préfère garder un peu d’impro pour le plateau.
Je n’aime pas les périodes de chômage qui durent trop longtemps…
Quel conseil donnerais-tu à un/une aspirant chef opérateur ?
L’important c’est de faire, de faire, de faire, de faire. C’est comme cela que l’on apprend. Il faut s’arrêter pour regarder aussi, c’est important.
Jean-Philippe Bouyer sur le site de l’Union des chefs-opérateurs
> Image de couverture : « Portrait de Sylvie Guillem » documentaire (Betacam SP) réalisé par Françoise Ha Van Kern
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