À travers une collection de portraits questions/réponses, l’Union présente les membres de l’association. Aujourd’hui, Julien Bossé.

Quand et comment t’es-tu intéressé à la prise de vue ?

Mon histoire est assez banale, j’ai dû recevoir un appareil photo reflex vers 13 ou 14 ans en cadeau et commencer à me cacher derrière l’objectif pour ne pas être pris en photo. Et puis cela a commencé à m’amuser. Mais je crois surtout que cela me permettait à l’adolescence d’exister auprès des autres sans vraiment me mettre en avant (c’est une interview psychanalyse, non ?).

Quels films t’ont particulièrement marqué visuellement, au point de t’intéresser spécifiquement au travail de l’image ?

Je crois que le premier film à m’avoir esthétiquement marqué est « Mauvais Sang » de Leos Carax. Je ne sais pas si j’en serais aussi ému aujourd’hui mais tout jeune cinéphile, je l’ai reçu comme une claque. L’image pouvait donc se montrer et avoir sa propre manière de raconter une histoire.

Plus tard j’ai, comme beaucoup d’opérateurs, découvert le regard de Christopher Doyle auprès de Wong Kar Waï. J’ai eu un temps de fascination pour le travail de Darius Kondji. Et aussi Emmanuel Lubezki avec Michael Mann et Terence Mallick. Mais dans un autre style, j’ai vu un master-class à Camerimage avec Ken Loach et Barry Ackroyd qui m’a passionné sur ce rapport de la technique et de la mise en scène où l’acteur doit pouvoir se mouvoir partout sur le plateau. Un peu comme le « tout pour l’acteur » de John Cassavetes. Je me suis nourri de choses très très diverses.

“ Première année dehors, journal de bord ” documentaire de Valérie Manns (2020) – production: Les films du Balibari

Quelle a été ta formation initiale ?

Un bac cinéma à Angers, un BTS audiovisuel, puis j’ai commencé à travailler en tant que cadreur/JRI/monteur indépendant en Télé Locale et pour Canal + en filmant du foot. Rapidement, je me suis ennuyé et je ne voyais pas le sens de tout cela. J’ai passé le concours de la Fémis en Image et, surprise, j’ai été pris. Je dis « surprise » car dès le début, je n’avais pas l’impression d’avoir le profil type. Je travaillais depuis quelques années et j’avais assumé dès le concours d’être assez militant. Je pense que c’est ce qui a plu alors. Mais en arrivant, j’ai bien vu que je n’avais pas la culture cinématographique et artistique de la plupart de mes camarades. Huillet, Straub, Akerman, Pollet,… Tous ces noms m’étaient totalement inconnus. J’avais une vision assez binaire : d’un côté le réel avec la télé, le reportage, les émissions et de l’autre la fiction : lumière, actrices, grosses caméras, travellings, magie, fantasme. Et c’est bien pour la fiction que je suis allé à la Fémis.

Sauf qu’on a commencé par faire des ateliers documentaires et j’ai eu la chance d’être encadré par Rithy Pahn. Je devrais dire  » recadré  » d’ailleurs car je suis arrivé avec toute mon expérience de télé, de caméra qui filme vite et efficace, champ, contre-champ, ITW, plan de coupe, gros plan, plan large, situation, présentation. Il y avait tout dans mes images bien cadrées. Tout sauf de l’émotion, tout sauf du cinéma. Rithy Pahn m’a donné une belle claque et j’ai découvert le cinéma documentaire.
Malgré de très beaux moments de formation et de tournage pendant mes études et ensuite, la fiction ne m’a jamais donné autant de satisfaction que le documentaire.

Donc 4 années à la Fémis. Le département image était à l’époque dirigé par Charlie Van Damme puis Bruno Nuytten. Et j’ai adoré leur regard qui était toujours dirigé vers le sens de ce que nous avions à filmer, et vers la mise en scène. La technique n’est qu’un outil au service du récit.
Pour être tout a fait complet sur cette question de la formation, j’ai, à ma sortie de la Fémis, eu la chance de faire un master-class de 3 semaines à Budapest avec Vilmos Zsigmond et Lazlo Kovacks. Un rêve de jeune chef-opérateur.

“ Ce n’est qu’après ” documentaire de Vincent Pouplard (2019) – production : Deuxième Ligne Films

Quand et dans quel contexte as-tu commencé à travailler en tant que chef-opérateur ?

À ma sortie de la Fémis, j’ai du me remettre au travail salarié car j’attendais mon premier enfant. Pas question pour moi d’enchainer court-métrages et stages bénévoles. Et puis j’ai toujours été un piètre assistant caméra. Je ne suis pas très intéressé par la technique et je n’ai pas la rigueur de l’assistant caméra. Si j’avais dû grimper les échelons en fiction, j’aurais rêvé d’être machino avant de devenir chef-op, mais j’ai l’impression que ce parcours n’existe pas. Peut-être une histoire de classe sociale. J’ai toujours adoré l’inventivité des machinos, les constructions, le bricolage.

“ Le jour où Hitler a perdu la guerre ” documentaire de Laurent Portes (2016) – production : Et la suite

À la Fémis, on t’apprend avant tout à être chef-opérateur. Assez peu à être assistant. J’avais envie de filmer, et il y avait cette nécessité économique. J’ai repris en partie mes activités d’avant Fémis, mais j’avais en tête d’avancer doucement vers le documentaire. Je ne suis pas un fonceur, j’aime prendre le temps de vivre et le cinéma n’est pas l’unique objet de ma vie. Je suis retourné vivre à Angers, j’ai alterné projets personnels (fiction, doc, clips), ateliers de formations auprès de jeunes publics ou maisons de quartier, et films plus alimentaires.

J’ai des liens forts avec l’Afrique et je suis parti vivre 4 années au Gabon où il fallu réinventer ma vie et notamment m’adapter à la production locale. Cela a pris du temps mais c’était très riche de me nourrir d’un cinéma très différent.
À mon retour en 2012, il a fallu reprendre pied en France et trouver une voie. Nos métiers sont faits d’instabilité, mais il nous faut, il me semble, garder une stabilité géographique et un réseau pour avancer. Moi j’ai fait un peu trop de ruptures, mais malgré tout j’avais gardé quelques bons contacts et un ami réalisateur m’a proposé de faire un petit tour du monde pour un documentaire sur le karaoké, pour Arte. C’est le premier vrai documentaire sur lequel j’ai travaillé comme chef-op.

Sur quels types de films as-tu travaillé et quel serait le meilleur prochain projet ?

Depuis quelques années, je tourne à 95% sur des documentaires d’auteur. J’ai notamment une très belle complicité et confiance avec une productrice de documentaire qui m’a proposé quelques très beaux projets et de belles rencontres avec des cinéastes.
Avant l’arrivée de cette période trouble que nous vivons, j’avais la chance que l’on me propose assez de projets pour que je puisse presque choisir mes collaborations. C’est un luxe. Après, je ne veux pas courir après le travail et je suis certain que la qualité de mon engagement dans des projets est aussi liée au fait que je ne tourne pas trop et que je me garde du temps pour les autres choses de ma vie : être avec mes enfants, mettre les mains dans la terre ou rénover ma maison, lire, aimer, vivre.

“Eaux Noires ” documentaire de Stéphanie Régnier (2018) – production : Survivance

Il n’y a pas vraiment de recette pour un bon projet. Mais il y a des éléments humains indispensables : de la complicité, du dialogue, de l’écoute. Ça semble évident mais concrètement ce n’est pas toujours là. Aujourd’hui, avec l’expérience, je sais mieux sentir avec qui ça passera ou pas, et, même si je suis un assez bon caméléon et que je m’adapte, je n’aime pas me mentir à moi-même et regretter mes engagements. J’ai envie d’être fier des films sur lesquels je travaille, fier d’avoir apporté mon regard, mais aussi fier d’accompagner et défendre les films derrière. J’ai besoin d’être en accord avec mes idées quand je tourne. Cela ne veut pas dire que je ne peux pas me laisser surprendre ou que je ne travaille que sur des films militants. Loin de là. Mais je trouve qu’en faisant des images, et d’autant plus dans le cinéma du réel, le documentaire, nous avons une responsabilité envers ceux que nous filmons et ce que nous racontons. J’aime les gens, les écouter, et transmettre leur regard. La magie de ce métier est d’être par exemple, un jour à Paris avec Françoise Vergès, lumière d’un féminisme décolonial, et le lendemain avec Ramatou, Femme/Homme Hermaphrodite, musulmane, bandite et trafiquante au sein du gang nommé « Hitler » au cœur du Niger, pour le film « Zinder » d’Aïcha Macky. Comme opérateur, je me dois d’avoir autant d’attention pour l’une et pour l’autre. Et pas seulement à l’image, mais aussi dans mon rapport humain et dans cette confiance qu’elle peuvent l’une et l’autre avoir en moi, en nous, équipe de tournage, pour ne jamais trahir l’esprit de ce qu’elles auront à nous raconter.

Quelles sont tes sources d’inspiration artistiques ?

Vaste question, difficile de dresser une liste. J’ai l’impression de me nourrir de tant de choses diverses. Je fais de temps à autres des interventions en lycées, collèges, centres sociaux et j’ai l’habitude de dire que c’est l’une des clés de la création en général : se cultiver, apprendre et se nourrir du réel autant que de l’imaginaire, et aussi savoir remettre en question ses propres connaissances et certitudes. Je suis curieux de tout et en quête permanente d’en connaître plus, et à la fois je me sens très ignorant : il est régulier que l’on me parle de films, de livres, d’auteurs, de peintres classiques que je ne connais pas. J’ai beaucoup à découvrir encore.

Et puis il y a le réel et j’aime garder mon inspiration en alerte quasi permanente et capter tous les détails du quotidien, une lumière, un reflet, une atmosphère, un son, un visage, un regard. J’aime les petites choses simples autant qu’une œuvre d’art ou un beau film.

“ L’arbre sans fruits ” documentaire d’Aïcha Macky (2017) – production : Les films du Balibari

Te souviens-tu de gaffes regrettables, mais instructives au final ?

Il y a forcément quelques histoires de magasins ouverts sur une caméra film, d’erreur d’enregistrement ou autres questions techniques mais je retiendrais plus une histoire qui m’a servi de leçon et a ouvert mes yeux sur ce qu’était être chef-op sur un tournage, d’un point de vue hiérarchique. Alors bien sûr, c’est UNE aventure et je n’en fais pas une généralité. Mais en tout cas, j’ai alors bien pris conscience de ce que je ne voulais pas être et ne voulais pas faire.
C’était lors d’un stage sur un téléfilm, avec un « grand chef-op » aux commandes de l’image. J’étais en charge du combo, donc à la face et mon deuxième travail après la mise en place du retour vidéo, était de tenir le café et la clope du chef-op pendant la prise et lui redonner dès que le « coupé » était prononcé. C’était vraiment le coq du plateau, séducteur avec l’assistante mise en scène et les comédiens/comédiennes. Il l’était d’ailleurs avec presque tout le monde, et je ne peux pas dire que les techniciens et ouvriers qui travaillaient pour lui étaient mal traités, mais la hiérarchie était claire et il ne cessait de se positionner comme chef, avec quelques bonnes blagues de classe sociale ou machistes, qui trouvaient quelques rires exprimés mais gênés. Le chef machino était un type très chouette qui ne se laissait pas prendre à ce jeu, faisait bien son job, récupérait le café et la clope dans mes mains pour les jeter à la poubelle. Evidemment, en bout de la chaine sociale, le stagiaire timide et impressionné que j’étais se prenait gentiment quelques blagues et petites humiliations.

Je n’ai rien dit sur le coup, j’ai encaissé et je me suis libéré sur d’autres tournages, en découvrant d’autres chef-ops et d’autres manières de fonctionner. Mais j’ai alors compris que mon récit ne passait pas et que je parlais trop. Qu’il fallait taire ce genre d’expériences.
Je pense que cela a participé à m’éloigner des gros tournages. J’aime la sérénité des relations humaines simples.

“Eaux Noires ” documentaire de Stéphanie Régnier (2018) – production : Survivance

As-tu connu des moments de doute sur ton travail ou ton milieu professionnel ?

Oui bien sûr. Comme j’ai beaucoup bougé et changé de secteur d’intervention dans mon métier d’opérateur de prise de vues (journalisme, films institutionnels, fiction, pub, clip, documentaire,…), je me suis souvent posé la question de ma place et de mes compétences pour répondre au mieux à ce que l’on attendait de moi. Nos métiers de l’image ont une part de compétences techniques, une part de création artistique et une part de relation humaines. Même si je ne suis pas très intéressé par la technique en tant que telle, j’en ai malgré tout besoin pour répondre au plus juste aux besoins des films et des diffusions. Donc je fais ce qu’il faut pour entretenir mes bases techniques et me tenir au jus des évolutions. Mais sincèrement, je ne me passionne pas pour les dernières sorties caméras, les dernières évolutions de formats… Et il m’arrive d’en culpabiliser et de ne pas me trouver à la hauteur. Alors j’essaie de me mettre à jour selon mes besoins du moment, mais je réfléchis aussi à ce que je suis, et je sais aujourd’hui et assume que la qualité de mon travail réside ailleurs que dans la maîtrise technique. Ces doutes que je peux avoir sur mon travail sont souvent balayés par la qualité des collaborations que je peux avoir avec des réalisatrices, réalisateurs, des ingénieurs du son. Lorsque je sens que ce que nous faisons fait sens ou provoque de l’émotion, de la réflexion, du débat, alors je me dis que la technique est bien peu face au fond des questions que posent les films sur lesquels je travaille. Lorsque je filme Raphaël et Norbert, pour le très beau film de Valérie Manns « Première année dehors », ils sortent d’environ 30 ans d’enfermement carcéral chacun et je vais les accompagner pendant un an. Ma position, très personnelle, est de considérer que ce qui importe avant tout autre chose, c’est la relation que je vais pouvoir créer avec eux, en tant qu’opérateur qui captera ce qu’ils ressentent de ce bouleversement de vie. Comment je vais accompagner la réalisatrice à faire du cinéma, à créer du dispositif, à penser film, narration, montage tout en respectant chaque élément que ces protagonistes nous transmettrons ? Comment concilier le réel et notre besoin de construction narrative ? comment respecter ces hommes et leur douleur ? Comment ne pas introduire trop d’artifices dans leur vie à ce moment clé où ils font face à la liberté mais aussi à la violence sociale ? Comment rester à distance tout en étant très proche ? J’avoue que les considérations 12K en 8:3:5  43 bits Slog5 ne me font pas trop frémir…
Bon ok, j’exagère un peu car bien entendu j’ai quelques préoccupations pour que mon travail ait le rendu qu’il faut et qu’il y ait une cohérence technique pour la diffusion, mais ma priorité ne sera jamais dans ces questions là.

“ Zinder ” documentaire d’Aïcha Macky (2021) – production : Les films du Balibari

Il y a un autre type de doute auquel je peux parfois faire face, c’est sur le sens des films que nous faisons. Il y a quelques années, j’ai filmé et co-réalisé un documentaire sur la commémoration de l’abolition de l’esclavage. Une commande France 3.  Le thème m’intéressait, j’y suis allé. Nous avons fait un documentaire de télé qui me semble avoir des qualités et du sens. Nous avons rencontré des personnes passionnantes et tenté de donner du corps à la question posée. Je crois que tout le monde était content. Mais pendant le tournage, nous avons appris que France 5 et Arte faisaient aussi chacun leur film presque sur la même question. Alors là… À quoi servons nous ? A multiplier les regards sur un sujet et alimenter des grilles de programme que nous regardons tous derrière notre écran le soir ?

D’un côté, il est indispensable de diffuser de la connaissance et de la culture, je n’en doute pas. De l’autre, je constate que plus le temps passe, plus il y a de films, plus il y a de lieux de diffusions divers (salles, internet, tv…) , plus nous avançons dans la connaissance et pour peu que nous le cherchions, nous pouvons trouver toute information, tout point de vue construit et même analysé, décortiqué, critiqué. Et pourtant, plus le champ des avancées sociales se réduit. Mon esprit parfois simpliste et binaire se demande quelle est la logique et si la profusion d’informations, la multiplication des espaces et la marchandisation massive de la culture et de la connaissance ne nous perdent pas et ne nous rendent pas apathiques. Je ne suis pas non plus du tout à souhaiter un retour d’une culture et d’une information monolithique, étatique. Bref, je m’avoue parfois un peu perdu (et la période actuelle n’est pas pour m’aider). Dans tous les cas, je veux un sens à mon chemin de vie et, cela inclut bien sur mon activité professionnelle, donc oui, malgré la passion que je voue à mon métier et le plaisir incontestable que j’ai à participer à des films, il m’arrive entre deux tournages de douter et questionner le sens de ce que je fais.
Mais une fois en tournage, je me laisse emporter par le plaisir de vivre ces moments d’exception et d’apporter tout ce que je peux à la fabrication d’œuvres.

“ Ce sera bien ” documentaire de Thomas Riera (2017) – production : Mille et Une Films

As-tu souvenir de la mise en place d’un dispositif de prise de vues particulièrement original ?

Je navigue dans des univers filmiques qui ont peu de moyens et cela me pousse toujours à créer un peu dans l’urgence des solutions pour filmer avec quelques bouts de ficelles, parfois de façon imparfaite, des scènes qui pourraient nécessiter une équipe, une bijoute machino ou un peu plus de matériel. Mais je suis seul et je n’ai que mes quelques sacs de matos perso et parfois ce sont 4 tendeurs qui stabilisent un peu plus un plan voiture, ou bien je m’accroche avec 2 sangles en extension sur une moto taxi en espérant qu’un nid de poule ou un virage serré ne feront pas basculer le véhicule sur moi. En lumière j’aime inventer avec ce qui existe, j’ai quelques panneaux LED, quelques boules chinoises en papier, 2 ampoules, un rouleau papier alu, mais si possible je fais avec ce qui est sur place, je déplace les lampes, joue avec les rideaux, les volets, je me débrouille, et j’aime ça. Lorsqu’il m’arrive d’avoir plus de matériel, je peste presque contre le temps et les moyens que l’on m’accorde. Pourtant j’ai adoré faire de la lumière avec des grosses sources, composer des lumières complexes, mais ce n’est pas mon quotidien et je suis plus à l’aise avec peu. Disons que je milite pour la sobriété technique et l’inventivité de la récup.

As-tu déjà souhaité passer à la réalisation ?

Oui. Lorsque j’ai fait mon film de fin d’étude à la Fémis, j’interrogeais la façon dont étaient filmés les acteurs à la peau noire en France. J’ai réalisé un court que j’aime toujours bien qui était une caricature de tournage avec une actrice noire objet, et toutes les questions techniques que pouvait se poser le chef op. Petite comédie grinçante. Le film est plutôt réussi mais le mémoire que j’ai rendu voulait surtout traiter la question socio-politique de la place des acteurs noirs alors que l’on attendait de l’élève qu’il reste uniquement sur la question technique. Agnès Godard, dont j’étais j’avoue assez fan, et qui était dans le jury, m’a dit ne pas avoir compris où j’allais dans mon mémoire, mais avoir adoré le film et ma manière de filmer les femmes. Elle m’a dit de continuer à faire des films. Cela m’a pas mal troublé et donné envie.
Je l’ai fait, j’ai tourné un autre court et un documentaire. J’ai entamé l’écriture d’un long métrage et j’ai quelques dizaines de début de dossier de documentaires ou fiction… Mais d’une part, pour être proche en tant que chef-opérateur des réalisateurs, je vois le travail que cela représente, l’énergie qu’il faut, et surtout le temps. Il faut pouvoir presque faire le vide autour de soit et s’investir non stop dans son film pendant des mois. J’ai une vie de famille trop importante à mes yeux pour pouvoir faire ce choix. La place de chef-opérateur a un coté confortable. Et j’aime cette idée de me fondre dans un regard, tenter de faire des propositions justes par rapport au désir de la réalisatrice ou du réalisateur. J’ai des points de vues, un regard, sans doute un style, et il s’agit d’allier cela avec les besoins d’un film et une esthétique qui corresponde à ce que raconte la mise en scène. C’est une belle place lorsque la complicité est là.
Je garde des envies de réalisation mais pour le moment cette place me convient, tant que je peux travailler avec des gens que j’aime, dont j’admire le désir de film et qui apprécient notre collaboration.

“ Zinder ” documentaire d’Aïcha Macky (2021) – production : Les films du Balibari

Qu’est-ce que tu aimes et qu’est-ce que tu n’aimes pas dans ton métier ?

Ce que j’aime par dessus tout je crois, c’est la rencontre et la découverte possible dans le cinéma documentaire. Le temps est précieux en documentaire et surtout le temps hors caméra. Je déteste arriver auprès d’un protagoniste la valise ou la caméra à la main. J’aime que nous puissions arriver simplement pour une rencontre humaine. La complicité qui se créée dans ces moments off est tellement précieuse. Un café, une discussion, prendre le temps d’être, avant d’engager le film. Ce n’est pas toujours possible, mais je sais que lorsque ça l’est, c’est toujours quelques chose de gagné pour la suite. Et je crois que c’est l’une des qualités que l’on m’accorde en tournage : savoir être et souvent trouver la bonne place entre la mise en scène et les protagonistes, en retrait mais très présent, à l’écoute et sincère dans ma considération de l’autre.
C’est vraiment ce qui m’anime beaucoup en tournage : la relation humaine, les histoires de vie et l’amour des gens, quelqu’ils soient. Avec la mise en scène et l’ingénieur du son, j’aime aussi cette complicité, le fait de regarder ensemble dans la même direction, sentir qu’il se passe quelque chose d’un peu exceptionnel, s’entraider pour avancer, s’écouter, partager.

Ce que j’aime moins et heureusement cela ne m’arrive que rarement, c’est la gestion des égos, des positions ou le manque de confiance et de complicité. C’est complexe car je peux facilement accepter de certains ou certaines une grande directivité dans le regard. Et avec d’autres cela passe moins. Il m’arrive de travailler pour des réalisateurs ou réalisatrices qui voudrait tenir la caméra et contrôler tout. C’est frustrant pour moi et bien souvent je trouve que cela se ressent aussi dans le rapports aux protagonistes. Ceux qui cherchent à tout contrôler ont du mal à gérer leurs personnages. Cela m’est peu arrivé ou alors la collaboration s’est arrêtée. Et aujourd’hui je n’en fait pas tout un plat, je préfère moins travailler mais vivre de belles collaborations plutôt que de travailler dans la douleur des relations humaines.

Je travaille depuis quelques années avec le réalisateur Vincent Pouplard et je suis toujours étonné de partir en tournage les yeux fermés, sans forcément trop savoir ce que l’on va tourner, ce que l’on va mettre en place chaque jour. Mais les choses se font très naturellement et  je sens une grande confiance mutuelle dans ce que chacun propose. Je crois qu’il pourrait me faire tourner presque n’importe quoi. J’ai bien dit presque !

“ Ce n’est qu’après ” documentaire de Vincent Pouplard (2019) – production : Deuxième Ligne Films

Quel conseil donnerais-tu à un aspirant chef-opérateur ?

C’est aussi une question complexe, chacun de nous aspire a des choses différentes.
Ne vous perdez pas trop dans des histoires de représentations. Nos métiers nous permettent de vivre des vies très variées, nous changeons de collègues, de patrons, de situations, de lieux de travail et nous ne savons jamais de quoi sera fait demain. C’est une richesse pour qui l’accepte, mais c’est aussi un piège et l’on peut se perdre à vouloir courir à droite et à gauche, il faut séduire, entrer dans des réseaux, ne pas en sortir trop vite, rester, exister…
Je crois n’avoir jamais été aussi heureux professionnellement que maintenant où je fais ce qui me ressemble le plus. J’ai mis du temps à trouver ma voie, mais je me plais dans ce que je fais et je crois y être apprécié pour ce que je suis.

Quand je ne sais pas faire ou si je ne suis pas la bonne personne, je peux le dire et l’assumer. Si le projet ne me plait pas, j’évite de m’y coller.  J’espère pouvoir tenir dans le temps l’idée de ne plus accepter des projets qui me dérangent ou ne me correspondent pas. Je ne veux plus faire de publicité pour « le grand commerce », je ne veux plus travailler avec des journalistes qui ont des points de vues arrêtés avant de tourner et cherchent à « faire dire » à leurs protagonistes… J’espère pouvoir poursuivre mon métier en étant sincère et en accord avec mes idées. Rien n’est jamais gagné mais il faut fixer un cap.
Je trouve important de s’écouter. Nos métiers sont fait aussi de paillettes et faux semblants, et il n’est pas toujours simple de savoir si l’on est dans la bonne direction. Donc, soyez curieux, allez voir un peu partout ce qui se fait, essayez, découvrez mais au final écoutez-vous avec sincérité et allez vers ce qui vous ressemble.

Mon dernier conseil serait que l’ingénieur du son est un précieux compagnon de route, et qu’il est sage d’être bien entouré. Je déteste ces « guerres » de position entre image et son. Nous faisons le même film et être le plus arrangeant et attentionné possible avec le son, c’est être complices et forcément gagnants ensemble.

Julien Bossé sur le site de l’Union des chefs-opérateurs

> Image de couverture : Portrait mis en scène par Audrey Da Cunha sur des images projetées du documentaire « Come On! People » (de Julien Bossé) – 2009