Le festival Camerimage est chaque année l’occasion de rencontrer de nouveaux fabricants et de pouvoir mettre la main sur les différents outils qui contribuent à l’évolution constante de notre métier et de notre industrie. Pour cette édition 2024, dans un marché plus dépouillé que les années précédentes, j’ai eu l’occasion d’échanger avec Oleg Krasyuk, fondateur de la société Xelmus, fabricant ukrainien d’optiques anamorphiques, et notamment de la série Apollo.
Xelmus, fondée en 2018, est basée à Kharkiv, ville de l’est du pays qui a beaucoup souffert et souffre encore de l’agression russe qui a débuté le 24 fébrier 2022. Avec Oleg nous avons échangé autour de sa passion pour l’optique, passion qui l’a poussé à créer cette société, mais également des enjeux et défis pour faire vivre cette passion dans une société transformée par un conflit armé de cette ampleur.
Vincent Tartar : Il y a deux aspects que j’aimerais aborder, d’abord, je voudrais que vous m’expliquiez techniquement le processus de création de vos objectifs et ce qui vous a amené à créer Xelmus. Ensuite, je voudrais comprendre comment on peut mener un tel projet dans un pays en guerre avec la Russie, comment est-ce qu’on trouve la force de continuer.
Commençons peut-être par le début : comment est née l’aventure Xelmus ?
Oleg Krasyuk : À l’origine, j’étais vidéaste. J’ai toujours été fasciné par l’aspect esthétique de l’image anamorphique. Pour moi, l’image sphérique est juste… normale. Elle ne transforme pas vraiment la réalité. Ce n’est pas que l’anamorphique la transforme radicalement non plus, mais quand vous regardez une image anamorphique, il y a quelque chose de vraiment différent et magnifique.
Je pense que l’anamorphique correspond mieux à notre vision naturelle. Mettons de côté l’aspect du bokeh, et prenons le champ de vision : quand vous ouvrez les yeux, c’est cette même respiration que vous retrouvez en anamorphique. Et puis sur les bords, l’image n’est pas totalement nette, contrairement au sphérique où tout est net uniformément. En anamorphique, les côtés, le haut et le bas gardent une certaine clarté tout en étant plus doux.
J’ai commencé avec un Canon 5D Mark II. J’ai acheté un adaptateur sur eBay pour 300 dollars que j’ai monté sur un objectif. C’était compliqué à utiliser parce qu’il fallait gérer une double mise au point. Je voulais synchroniser les éléments pour avoir une mise au point unique, comme sur un objectif classique. C’était compliqué, mais pas insurmontable. Le système était basé sur le style Lomo, avec un front carré où les éléments optiques sont synchronisés : quand l’élément anamorphique se déplace, l’élément sphérique bouge simultanément pour maintenir la mise au point. J’ai travaillé sur la mécanique pour que les deux systèmes de mise au point soient couplés, permettant ainsi une utilisation plus naturelle de l’objectif.
C’était mon premier objectif, celui que j’ai fait pour moi. Et puis j’ai traversé une période difficile. Dans notre pays, nous avons connu une forte inflation. J’ai décidé de vendre l’objectif parce qu’il ne me rapportait pas assez de travail. Les gens dans notre pays n’ont pas beaucoup d’argent. Je continuais à filmer des choses pour moi, mais ce n’était pas suffisant. Je ne gagnais pas d’argent avec, et j’ai des enfants. Alors j’ai décidé de le vendre, et quand je l’ai mis sur un forum qui traitait des optiques anamorphique, beaucoup de gens se sont montrés intéressés. Je me suis dit : « OK, ça m’a pris environ 20 jours pour faire cet objectif. » J’ai décidé d’en faire d’autres et de les vendre.
Pour mon premier objectif, j’avais utilisé un Kowa 16. J’ai commencé à en faire davantage. Puis j’ai rencontré des gens qui m’ont suggéré de tout faire moi-même plutôt que de me contenter de travailler avec un objectif existant. J’ai commencé à y réfléchir, mais ce n’était pas simple – on ne peut pas simplement aller au magasin et acheter des pièces.
C’était un long chemin pour comprendre tout ça, comment concevoir un système anamorphique, la programmation, toutes ces connaissances. Au début, j’ai été aidé par quelqu’un qui avait un diplôme supérieur de l’Université de Kiev, en optique. Ils forment des gens à faire ça. Avec leur aide, nous avons commencé à commander le verre, à le fabriquer, à faire des tests. Ça ne fonctionnait pas du premier coup. Mais après plusieurs améliorations, ça a commencé à prendre forme.
VT : Quand exactement avez-vous commencé ?
OK : C’était en 2018, donc il y a environ six ans et demi. Pour les premières optiques, j’utilisais différentes combinaisons, comme des Nikon 1.4 ou des Mentex. Pas des Helios, car même s’ils rendent bien avec l’anamorphique, ils ont un bokeh assez dur et ne laissent pas passer beaucoup de lumière – f/2 devient T2.3 avec l’anamorphique, donc c’est assez sombre.
VT : Combien de personnes composent l’équipe Xelmus ?
OK : Au début, c’était juste moi et deux personnes qui m’aidaient. Maintenant nous sommes six. Nous n’avons pas besoin de plus parce que nous ne faisons pas de production de masse. Ce que nous faisons, c’est de l’artisanat, du sur-mesure. On a décidé d’avoir à une équipe plus petite car ça rendait les choses plus simples.
VT : Comment l’industrie a-t-elle réagi à l’Apollo ?
OK : Les gens ont commencé à commander, à les mettre en location, et certains directeurs de la photo les ont aimés. Je n’ai rien eu à demander – ils les ont testés et ça a marché parce que ça fonctionnait bien. Je pense aussi que c’était parce que c’était du plein format. À l’époque, il n’y avait pas beaucoup d’objectifs plein format, c’était un avantage important pour la cinématographie.
VT : Et concernant l’Aura ?
OK : Nous avons commencé à y réfléchir il y a deux ans et demi. Ça a pris presque trois ans pour finaliser. Le design optique est terminé, le traitement aussi. Pour ces objectifs, nous avons adopté une approche différente – nous avons tout calculé nous-mêmes, sans faire appel à des tiers. Nous utilisons Zemax OpticStudio, un logiciel qui nous permet de voir la résolution, le champ de vision, le bokeh. Nous pouvons tout simuler avant la fabrication.
Même avec ces simulations, quand nous avons commandé les premiers prototypes, ils ne fonctionnaient pas exactement comme prévu. Un programme reste un programme, vous ne pouvez pas tout anticiper. Nous avons dû modifier les choses, les ajuster en fonction des résultats réels.
Maintenant, nous commençons aussi à fabriquer notre propre verre. Nous avons l’équipement, mais quand nous avons commencé, la guerre a éclaté en Ukraine, ce qui a rendu les choses vraiment difficiles. L’approvisionnement ne fonctionne plus, et il n’y a plus beaucoup de gens en Ukraine qui peuvent faire ce travail – beaucoup sont partis à la guerre.
VT : Des membres de votre équipe sont-ils partis au front ?
OK : Oui, trois personnes de notre équipes ont rejoint l’armée. C’est vraiment dur parce que beaucoup de professionnels sont partis à la guerre ou sont peut-être même morts. C’est une période difficile.
Mais on essaie de continuer à travailler, parce que pour moi, c’est ma seule façon de vivre. J’aime tellement l’optique, j’aime tellement l’image. Chaque jour depuis que j’ai créé l’entreprise, je vérifie les tests, je cherche à améliorer nos produits. C’est ce qui m’inspire à continuer – je veux vraiment voir cette belle image.
Quand on a commencé l’Aura, on a étudié tous les objectifs anamorphiques du marché. On a vérifié tous les systèmes pour voir lequel fonctionnerait le mieux, et ensuite, on a créé notre propre objectif en nous basant sur ce qu’on aimait.
VT : Pourquoi avoir choisi le format S35 ?
OK : Pour l’Apollo, on me conseillait de faire du plein format parce que c’était la tendance. Mais personnellement, je pense que l’anamorphique rend mieux sur le S35. Je ne sais pas pourquoi, mais pour moi, un 50 sur S35, c’est comme ça que ça devrait être. Le plein format est beau aussi, mais je continue de penser que le S35 anamorphique est le meilleur.
On voulait aussi proposer quelque chose de différent. Et toujours en 2X, parce que je pense que c’est le vrai anamorphique. Même si peu de gens peuvent faire la différence entre 1.8x et 2x, pour moi, le rendu est vraiment meilleur.
VT : Comment gérez-vous la production pendant la guerre ?
OK : Quand vous faites quelque chose que vous aimez, vous ne vous arrêtez jamais. Vous pouvez avoir des problèmes, vous arrêter momentanément, mais vous les résolvez et vous avancez. Nous avons déplacé une partie de notre équipe vers l’Ouest, dans la région de Lviv qui est plus sûre. On fait une partie du travail à Kharkiv et une partie à l’Ouest. Mais personne n’est aujourd’hui vraiment en sécurité en Ukraine.
VT : Comment voyez-vous l’avenir de Xelmus ?
OK : Je vois un avenir où nous continuons à créer de nouveaux produits, des choses intéressantes pour les gens qui veulent vraiment obtenir cette image cinématographique. C’est difficile parce qu’il y a déjà tellement d’objectifs et vous ne pouvez pas vraiment changer les choses radicalement. Vous ne pouvez les changer que légèrement. C’est vraiment difficile de créer quelque chose de vraiment original et nouveau, mais on continue d’essayer parce que c’est ce qu’on aime faire.
English version
Every year, the Camerimage Festival is an opportunity to meet new manufacturers and get hands-on experience with the various tools contributing to the constant evolution of our craft and industry. For the 2024 edition, in a market that felt more stripped down compared to previous years, I had the chance to speak with Oleg Krasyuk, founder of Xelmus, a Ukrainian manufacturer of anamorphic lenses, including the Apollo series.
Xelmus, founded in 2018, is based in Kharkiv, a city in eastern Ukraine that has suffered greatly—and continues to suffer—from the Russian invasion that began on February 24, 2022. With Oleg, we discussed his passion for optics, for starting his company, and the challenges of sustaining that passion in a society beset by an ongoing war.
Vincent Tartar: There are two aspects I’d like to discuss. First, I’d like you to explain the technical process behind creating your lenses and what led you to found Xelmus. Then, I’d like to understand how it’s possible to carry out such a project in a country at war with Russia—how do you find the strength to keep going?
Let’s start from the beginning: how did the Xelmus adventure begin?
Oleg Krasyuk: Initially, I was a videographer. I’ve always been fascinated by the aesthetic of anamorphic imagery. To me, spherical images are just… normal. They don’t really transform reality. It’s not that anamorphic radically transforms it either, but when you look at an anamorphic image, there’s something truly different and beautiful about it.
I think anamorphic better aligns with our natural vision. Putting aside the bokeh, consider the field of view: when you open your eyes, it’s the same breadth you find in anamorphic. And on the edges, the image isn’t entirely sharp—unlike spherical, where everything is uniformly sharp. In anamorphic, the sides, the top, and the bottom retain a certain clarity while being softer.
I started with a Canon 5D Mark II. I bought an adapter on eBay for $300 and mounted it on a lens. It was complicated to use because you had to deal with dual focus. I wanted to synchronize the elements to have a single focus system, like on a standard lens. It was tricky but not insurmountable. The system was based on the Lomo style, with a square front where the optical elements are synchronized: when the anamorphic element moves, the spherical element moves simultaneously to maintain focus. I worked on the mechanics to couple the two focus systems, making the lens more natural to use.
That was my first lens, one I made for myself. Then I went through a tough time. In our country, we experienced high inflation. I decided to sell the lens because it wasn’t bringing me enough work. People in our country don’t have much money. I continued shooting projects for myself, but it wasn’t enough. So, I decided to sell it, and when I posted it on a forum for anamorphic lenses, many people showed interest. I thought, « Okay, it took me about 20 days to make this lens. » I decided to make more and sell them.
For my first lens, I used a Kowa 16. I started making more. Then I met people who suggested I make everything myself rather than just working with existing lenses. I started considering it, but it wasn’t simple—you can’t just walk into a store and buy parts.
It was a long journey to understand all of this—how to design an anamorphic system, the programming, all the knowledge involved. At first, I had help from someone with an advanced degree in optics from Kiev University. They train people for this. With their help, we began ordering glass, manufacturing it, and running tests. It didn’t work perfectly at first. But after several improvements, things began to take shape.
VT: When exactly did you start?
OK: It was in 2018, about six and a half years ago. For the first lenses, I used various combinations, like Nikon 1.4 or Mentex lenses. Not Helios, though, because even though they look good with anamorphic, they have a rather harsh bokeh and don’t let much light through—f/2 becomes T2.3 with anamorphic, so it’s quite dark.
VT: How many people are on the Xelmus team?
OK: At first, it was just me and two people helping me. Now we’re six. We don’t need more because we’re not doing mass production. What we do is artisanal, custom work. We decided on a smaller team because it made things simpler.
VT: How has the industry reacted to the Apollo?
OK: People started ordering them, renting them out, and some cinematographers really liked them. I didn’t have to ask for anything—they tested them, and it worked because they performed well. I think it also helped that they were full-frame. At the time, there weren’t many full-frame lenses, which was a big advantage for cinematography.
VT: And the Aura?
OK: We started thinking about it two and a half years ago. It took almost three years to finalize. The optical design is complete, as is the coating. For these lenses, we took a different approach—we calculated everything ourselves, without outsourcing. We use Zemax OpticStudio, software that lets us see the resolution, field of view, and bokeh. We can simulate everything before manufacturing.
Even with these simulations, when we ordered the first prototypes, they didn’t work exactly as expected. Software is just software—you can’t predict everything. We had to tweak things and adjust based on real-world results.
Now we’re starting to make our own glass. We have the equipment, but when we started, the war broke out in Ukraine, making everything incredibly difficult. Supply chains were disrupted, and there aren’t many people left in Ukraine who can do this work—many have gone to war.
VT: Have any team members gone to the front?
OK: Yes, three people from our team joined the army. It’s really hard because many professionals have gone to war or may even have been killed. It’s a tough time.
But we try to keep working because, for me, it’s my only way to live. I love optics so much; I love the image. Every day since starting the company, I check tests and look for ways to improve our products. That’s what inspires me to keep going—I really want to see that beautiful image.
When we started working on the Aura, we studied all the anamorphic lenses on the market. We analyzed every system to see which worked best, and then we created our own lens based on what we liked.
VT: Why did you choose the S35 format?
OK: For the Apollo, I was advised to go full-frame because it was the trend. But personally, I think anamorphic looks better on S35. I don’t know why, but for me, a 50 on S35 is how it should be. Full-frame is beautiful too, but I still think S35 anamorphic is the best.
We also wanted to offer something different. And always in 2X, because I think that’s true anamorphic. Even if few people can tell the difference between 1.8x and 2x, for me, the result is significantly better.
VT: How do you manage production during the war?
OK: When you’re doing something you love, you never stop. You may face problems and pause momentarily, but you solve them and move forward. We relocated part of our team to the west, near Lviv, which is safer. We do some of the work in Kharkiv and some in the west. But nobody is truly safe in Ukraine right now.
VT: How do you envision Xelmus’s future?
OK: I see a future where we keep creating new products—interesting ones for people who truly want that cinematic image. It’s hard because there are already so many lenses, and you can’t radically change things. You can only tweak them slightly. It’s really challenging to create something truly original and new, but we keep trying because that’s what we love to do.
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