Quelques informations sur une actualité syndicale, noyée dans la masse de nouvelles autrement inquiétantes. La baisse de salaires non ré-évalués alors que l’inflation s’envole n’en est pas moins cruciale.
« GRÈVE / REVALORISATION DES SALAIRES
Les négociations annuelles obligatoires entre les syndicats de salariés et les syndicats patronaux concernant la revalorisation des salaires pour la production audiovisuelle se sont tenues en fin d’année dernière. Aucun accord raisonnable n’a pu être trouvé, les patrons bloquant leur proposition à 1% pour les intermittents, 2 % pour les permanents. L’inflation de février 2021 à février 2022 a été de 3,6% selon l’INSEE. Ce mouvement inflationniste va sans doute empirer, par conséquent, 1% d’augmentation n’est pas tenable.
Après consultation de l’inter-asso, l’intersyndicale a convenu de proposer à tous, du 9 au 16 mars, une consultation ayant pour but de voter la grève (…).
Les dates de cette grève seront proposées par la suite par l’intersyndicale, qui déposera un préavis légal en ce sens. Elle est prévue pour durer 48h, mais l’intersyndicale peut éventuellement proposer de la reconduire. Vous serez consultés dans ce cas, évidemment. (…) »
Par ce texte, l’association UNDIA propose depuis quelques jours une votation sur l’opportunité de faire grève, proposition de vote d’abord adressée par le regroupement de plusieurs syndicats de nos métiers à l’ensemble des associations professionnelles du secteur.
Pour mémoire, UNDIA (Union Nationale de Défense des Intermittents de l’Audiovisuel) est une association constituée de techniciens travaillant principalement pour la télévision de flux, dont l’activité s’est beaucoup développée dans la défense des droits sociaux de ses membres. UNDIA a décidé de répondre à cette sollicitation des syndicats en proposant à ses membres une votation sur l’opportunité de faire grève. Ses adhérents votent électroniquement sur le sujet en ce moment même (du 12 au 15 mars inclus).
L’Union n’ayant pas organisé un tel vote, cet article a pour but de transmettre l’information à ses membres. Il semble cependant nécessaire de l’éclairer d’un avis personnel, tenant compte de la gravité de l’acte de grève dans notre métier de chef opérateur de prises de vues.
Tout d’abord : quel est le problème ?
Nous n’avons peut-être pas tous conscience d’une certaine équation, dont voici un exemple :
– Salaire hebdomadaire (39h) d’un assistant opérateur audiovisuel en 2004 : 1096 €. Et en 2021 : 1175 €. Donc une augmentation de 7,2% sur la période.
– Loyer mensuel du même assistant en 2004 : 1077 €. Et en 2021 : 1233 €. Donc une augmentation de 14,4% sur la période – qui ne tient pas compte de l’inflation de l’année à venir, laquelle s’achemine, selon les actuelles et terribles conjonctures, vers les 5%.
À la demande d’une revalorisation de 11% des salaires conventionnés des syndicats de techniciens et artistes-interprètes, les syndicats de producteurs répondent : 1%. Pas un kopeck de plus.
Il est à noter qu’à ce défaut de revalorisation des salaires s’ajoute la diminution drastique des indemnités d’assurance chômage (en effet, si les luttes principalement menées par les artistes et techniciens du spectacle vivant ont obtenu de ne pas augmenter le volant de 507 h / an pour bénéficier encore d’une assurance chômage pendant un an, cela s’est fait au prix d’un accroissement considérable du nombre de « jours de carence », c’est à dire de jours non indemnisés sur une année d’ouverture de droits, et de la prise en compte d’un « plafond » mensuel qui a souvent pour effet de réduire nos droits mensuels à… rien du tout).
Devant la fin de non-recevoir opposée par les syndicats de producteurs, qui ne veulent pas entendre parler d’augmentation de salaires, l’idée de la grève s’impose. C’est cependant une arme lourde, au maniement délicat.
En effet, en venir à bloquer un tournage est un motif de fâcherie que chacun d’entre nous préfère éviter. Se tirer une balle dans le pied quand on a la chance de travailler sur un beau projet ? Pas évident. Il est toujours dangereux de se mettre à mal avec un employeur qui nous fait vivre tout ou partie de l’année, que cet employeur soit producteur ou productrice, ou bien, plus indirectement, réalisateur ou réalisatrice. Le bras de fer salarial peut aussi faire des ravages dans les liens d’amitié. Que l’on s’interroge alors sur la valeur de ces amitiés ne change rien à l’affaire : affaire douloureuse, affaire dangereuse ! Nous demeurons, tous, par essence, des travailleurs instables, précaires, dépendants.
Nous avons tous à recourir aux mêmes ressorts d’amitié ou de pression envers nos subordonnés ou employés éventuels (électros, machinos, assistants, etc) pour leur faire accepter certaines conditions de salaires… en échange de promesses d’autres tournages. C’est la pensée, normale, saine, prudente, précautionneuse, du « coup d’après » : de ce qu’on est prêt à sacrifier pour le prochain tournage.
Les effets de notre précarité essentielle ne sont pas moins implacables pour ceux d’entre nous qui négocient leurs contrats en entrepreneurs. Ceux-là, encore plus proches des productions, ne s’engageront que très difficilement dans une grève.
Il n’empêche : cette prudence se fait possiblement au prix de la solidarité élémentaire. Au prix de la prise en compte des difficultés qui s’accumulent dans nos vies quotidiennes, nos « vraies vies », en dehors des tournages. Combien de couples brisés, de familles séparées, d’habitations trop exigües ? Quant au travail, à ce travail que nous aimons tous, pour lequel nous avons choisi parfois de sacrifier toute notion de sécurité de l’emploi, et bien d’autres choses encore, eh bien ce travail, nous l’exécutons peu à peu comme n’importe quel travail. Et demeurons seuls avec nos évitements et la honte de n’avoir pas pris le risque de se confronter à l’adversaire. Accepter. Serrer les dents. L’important : continuer.
L’adversaire ? S’il est une classe pour laquelle la « lutte des classes » est une réalité vécue et assumée au quotidien, une classe qui a totalement assimilé les enseignements de l’analyse marxiste mettant face à face ceux qui produisent et ceux qui sont propriétaires des moyens de productions, les travailleurs d’une part et les entrepreneurs d’autre part, c’est bien sûr la classe des entrepreneurs. Cela ne saurait être vrai pour tous les entrepreneurs, certes. Mais dans le cas qui nous occupe, ce sont leurs représentants, leurs syndicats, qui s’opposent à toute revalorisation significative des salaires. Pour mémoire, alors que seuls 5 à 10 % des techniciens intermittents sont syndiqués, les producteurs sont tous, absolument tous, affiliés à l’un ou l’autre de leurs syndicats.
Aucune date n’a pour l’instant été retenue pour cette grève éventuelle. Et si les syndicats d’intermittents ont jusqu’ici rechigné à user de ce genre d’action, et ont décidé de consulter au préalable nos associations, c’est pour les impliquer dans la démarche, et aussi parce qu’ils redoutent par-dessus tout que cette grève ne soit pas suivie des premiers concernés – dont nous sommes. Dans l’éventualité d’une grève qui ne serait pas suivie, qui ne compterait qu’une poignée de tournages arrêtés, et encore, pendant seulement quelques heures, sans faire grand mal au portefeuille d’aucune production, c’en serait fini de toute possibilité de revalorisation de salaires pendant encore des années. Les producteurs auront alors démontré qu’ils sont forts – et que nous sommes faibles. Faibles. Quelles que soient les bonnes raisons que nous trouverons pour regarder nos collègues en face, sans parler de nous-mêmes.
La grève : elle met en relation le groupe (groupe des chefs-op, groupe de l’équipe de tournage, groupe des collaborateurs artistiques) avec la responsabilité de chacun. Y aller seul est suicidaire. Mais comment ne pas y aller seul si personne ne vous suit? Et comment savoir si les autres vous suivent, quand soi-même on n’y va pas?
Olivier Bertrand, Hervé Lodé, Julien Pamart pour le groupe inter-asso de l’Union des Chefs Opérateurs
-
Partager l'article