À l’occasion de la dernière édition du festival Chefs Op’ en Lumière, Renato Berta a livré un plaidoyer pour un retour aux fondamentaux du cinéma. La masterclass, animée par N.T. Binh, a permis de redécouvrir l’importance du travail artisanal.
Entretien avec Cassiana Sarrazin er Tom Durand, membres de l’UCO.
Vous avez dit pendant la Masterclass que la technique était importante mais qu’il ne fallait pas en faire une montagne.
Quel rapport entretenez-vous avec la technologie? Est-ce que ce sont les défis techniques qui vous attirent parfois, dans certains films ou scénarios ?
C’est rarement un défi technique qui m’attire dans un projet. Bien sûr, il y a toujours des questions techniques à résoudre, mais la technique en soi n’est pas le plus important. Si c’est un scénario classique avec un récit linéaire, hérité du roman, oui il y a des petits problèmes techniques à régler, mais aujourd’hui avec le numérique c’est pas trop compliqué. Faut pas oublier que ces outils technologiques, surtout le numérique, ont été inventés pour donner plus de liberté. Les premiers contacts internet c’était juste pour discuter entre amis. Aujourd’hui la technique est devenue plus contraignante, moins libre. Mais bon, elle reste pas très compliquée en soi. Le plus important c’est d’avoir un bon rapport à la technologie. Ça c’est essentiel.
Alors comment définiriez-vous votre rapport à la technologie ?
Eh bien, il faut connaître quelques bases. Comprendre comment fonctionne un capteur par exemple. Mais c’est dur d’avoir des vraies formations détaillées sur le fonctionnement des caméras aujourd’hui. Les fabricants gardent ça secret pour des raisons commerciales. Du coup, on fait des essais, on teste les caméras, et on voit comment elles réagissent. Sur la base de ça, on peut avoir des idées.
Faire des essais techniques, ça prend pas tant de temps que ça en fait. En 3 heures je peux vous dire si une caméra est intéressante pour un projet ou non. Donc c’est pas sorcier. Après, quand je vois des techniciens passer une semaine à faire des tests, je comprends pas bien pourquoi. C’est souvent juste de la maintenance en fait, vérifier que tout est bien calibré.
Dans votre livre, vous revenez souvent sur l’importance de l’empirisme, du pragmatisme, du concret. Et quand vous parlez des réalisateurs avec qui vous avez travaillé, vous dites que vous appréciez leur approche concrète.
À propos de Godard, vous dites que quand il théorisait trop, ça ne marchait plus. Est-ce que vous avez peur de la théorie ou de trop intellectualiser les choses ?
Ah non, pas du tout peur de la théorie ! Mais il y a des façons de créer qui sont très théoriques, très intellectuelles. Surtout dans le cinéma, où le réalisateur explique ce qu’il veut, de façon très abstraite, et demande à l’équipe technique de traduire ça en images. Moi ce processus ne m’intéresse pas du tout. C’est comme si un peintre te demandait de peindre à sa place selon ses descriptions. Non, le cinéma se fait à plusieurs, mais chacun doit apporter sa patte artistique. C’est plus comme de la musique, où chaque musicien joue sa partition. Le réalisateur donne la direction, mais après l’équipe doit créer ensemble, comme un orchestre. Le cinéma est plus proche de la musique que de la peinture à mon avis.
Donc je me méfie des approches trop théoriques, trop intellectuelles. Les intentions c’est bien, mais il faut savoir les réaliser concrètement. En général, les bons réalisateurs ne fonctionnent pas comme ça. Ils ne te disent pas en détail ce qu’ils veulent. Un mec qui prétend savoir exactement à l’avance ce qu’il veut faire, c’est absurde. Faut composer avec le réel, s’adapter. C’est ça un bon réalisateur pour moi. Au départ c’est souvent simple en fait, après il faut composer avec la réalité du tournage.
Quand vous travaillez avec un réalisateur, a-t-il déjà intégré le principe de réalité ? Ou faut-il parfois lui rappeler ce qui est possible techniquement ?
C’est difficile à définir, chaque réalisateur a son univers. Il faut essayer de se comprendre, de trouver un langage commun. Et puis après, aller vers le pragmatisme, étape par étape. Si on commence à délirer, à fantasmer des plans trop complexes, je ramène vers du concret. Par exemple, pas besoin d’aller voir des tableaux au musée pour parler lumière. La couleur de cette chaise ici peut nous inspirer. Faut rester simple. Le cinéma c’est composer avec le réel. Si on délire trop, ça devient vite ingérable.
J’ai vécu des expériences de réalisateurs qui me demandent des choses impossibles techniquement. Il faut quand même avoir un minimum de pratique et de connaissance technique. Sinon, les intentions, c’est bien, mais après il faut arriver à les réaliser concrètement.
Hier nous sommes allés voir votre film « Léopardi » et on a trouvé ça magnifique, autant sur le plan esthétique que narratif. Tout nous a semblé très cohérent et maîtrisé dans la réalisation. Pourquoi le choix du numérique pour ce film assez sombre, notamment les scènes à la bougie. Est-ce que c’était pour des raisons financières ? Ou pour capter la lumière dans ces conditions ?
Écoutez, de nos jours, on ne choisit plus vraiment entre pellicule et numérique. La pellicule argentique, c’est terminé. Même les films encore tournés en argentique aujourd’hui, la chaîne de post-production n’est plus 100% argentique. On ne peut plus monter en argentique, le son optique n’existe plus… Toute cette filière a disparu. Donc tous ces tournages soi-disant en argentique, c’est un leurre. Après, esthétiquement, oui la pellicule donne un certain grain, une texture particulière. Mais avec le numérique aujourd’hui on peut recréer cet effet de grain. Ce débat pellicule vs numérique est un faux problème pour moi. Le plus important, c’est la manière de filmer, d’avoir une petite caméra légère par exemple. Le numérique engendre plein de choses aujourd’hui qui alourdissent les tournages, tous les écrans de contrôle etc. Mais on pourrait très bien tourner plus léger en numérique. Bref, le support en lui-même n’est pas le plus important.
Vous dites dans votre livre que vous avez parfois l’impression de filmer des documentaires sur les acteurs. Du coup j’aurais aimé qu’on parle un peu de votre rapport au cinéma documentaire, et de votre vision politique des choses, comment ça influe sur votre façon de filmer. Notamment votre expérience traumatisante de reportage où des ouvriers vous ont reproché de faire de l’argent avec leur misère.
Oui, ça c’était à la fin des années 60, en Espagne. A l’époque, voir une caméra dans la rue c’était pas banal, ça attirait les foules. Donc on a filmé ces travailleurs sans leur demander, parce que c’était joli. Et quand ce mec est venu me dire en français que je filmais leur pauvreté pour mon profit, ça a été un choc. Une des raisons pour lesquelles je préfère depuis filmer des acteurs consentants, avec des rapports clairs. Même si filmer comporte toujours une part de vol, on vole souvent aux acteurs des émotions qu’ils n’avaient pas l’intention de donner. La caméra capte des choses que le comédien n’a pas conscience de transmettre. Mais bon, avec des acteurs le rapport est quand même plus sain qu’en reportage.
Plus généralement, oui je m’interroge sur plein de choses, pas seulement le cinéma. L’arrivée du numérique a transformé le monde, pas seulement le 7ème art. Ma mère en a beaucoup souffert par exemple. À 99 ans, le numérique c’était inaccessible pour elle. Donc il faut s’interroger sur l’impact de ces technologies. Dans la Silicon Valley, ceux qui fabriquent tous ces outils numériques interdisent les écrans aux enfants avant 12-15 ans. Pendant que nous on les gave d’écrans. C’est quand même paradoxal. Il faut garder un sens critique.
Même chose pour l’écrit. On écrit de moins en moins vraiment. Les gens savent écrire techniquement, mais il y a de moins en moins de littérature. On communique par petits messages. La musique, c’est pareil, à la radio c’est 90% de musique américaine standardisée. L’image aussi, les Etats-Unis exportent énormément d’images animées.
Donc oui, il faut constater ces évolutions, s’interroger, garder un sens critique. Je ne suis pas contre a priori, il peut y avoir des choses intéressantes. Mais il faut analyser et comprendre ces mutations de la culture et de la communication.
Pasolini a été très important dans votre parcours, vous dites qu’il était marxiste et chrétien. En quoi a-t-il influencé votre vision du cinéma et votre conscience politique ?
Pasolini, j’ai eu la chance de le rencontrer et de le connaître un peu. C’était un pilier de la culture italienne, on ne peut pas faire abstraction de lui. Il disait qu’on ne peut pas se débarrasser de 2000 ans de christianisme. Et dans ses films, il montre cela de façon très dialectique, très intéressante. Regardez L’Évangile selon Saint Matthieu par exemple, ou même son court-métrage La Ricotta, avec Orson Welles. Le dialogue entre le Christ et le larron à ses côtés est remarquable. Très haut niveau.
C’est difficile de se passer de Pasolini aujourd’hui, il manque énormément. Même en France, les gens commencent à s’en rendre compte. C’était un homme de culture à part entière, pas seulement de cinéma. Il manque cette vision critique, ce regard sur la société. Voilà, j’ai eu beaucoup de chance de le rencontrer, ça a été très enrichissant. Surtout aujourd’hui, son absence se fait grandement sentir, il y a un vide énorme qu’il laisse.
Sur Léopardi, on a été frappés par l’utilisation de la profondeur de champ, vous étiez souvent à des diaphragmes assez fermés. C’est une approche qu’on voit moins chez les chefs opérateurs actuels, qui sont plus dans la mode du flou.
Est-ce que c’était un choix délibéré pour ce film ? La profondeur de champ peut avoir une dimension narrative, exprimer des choses.
C’est compliqué, dans la majorité des cas je pense que la profondeur de champ n’est pas quelque chose qu’on contrôle vraiment de façon narrative. C’est plus un effet collatéral. On peut décider de jouer avec, de mettre une focale longue et ouvrir le diaphragme pour isoler un acteur par exemple. Mais c’est très cas par cas, c’est comme essayer de contrôler les nuages dans le ciel. Pour vraiment maîtriser la profondeur de champ, il faudrait des semaines de préparation pour chaque plan.
En fait, le cinéma c’est composer avec le réel. Si on commence à trop conceptualiser, ça devient ingérable. J’ai vécu pas mal de situations où des réalisateurs me demandaient des plans très précis en termes de profondeur, sans comprendre ce que ça impliquait techniquement et en temps de préparation.
Donc oui, on peut décider d’utiliser la profondeur de champ pour créer des effets, mais de façon très empirique, en s’adaptant au contexte du tournage. Mais prévoir ça très en amont, de façon conceptuelle, c’est quasi impossible. Le cinéma reste avant tout un travail d’équipe dans l’instant présent pour capter le réel.
D’accord, je comprends mieux votre approche. Vous avez déclaré que beaucoup de cinéastes aujourd’hui ne font plus vraiment du cinéma, au sens artisanal que vous décrivez.
Est-ce que vous pourriez développer ce que vous entendez par là ? Qu’est-ce qui selon vous définit le vrai cinéma par rapport à ce que vous voyez se faire majoritairement ?
Oui, c’est lié à ce que je disais sur la marchandisation, le tout commercial. Aujourd’hui la majorité des images animées n’ont rien à voir avec le cinéma au sens artistique.
Ce qui définit pour moi le vrai cinéma, c’est le soin artisanal apporté à chaque étape, la recherche esthétique, le travail d’équipe avec des techniciens compétents sur chaque poste, prendre le temps des répétitions avec les acteurs, bref tout ce processus lent et exigeant pour aboutir à une œuvre qui a du sens.
Alors qu’aujourd’hui beaucoup de productions font l’impasse sur ces étapes pour des raisons budgétaires et de rapidité. On perd la dimension artisanale du cinéma. À tous les niveaux technique et artistique, les gens font des compromis, vont au plus facile. Il n’y a plus cette exigence du travail bien fait, cette recherche esthétique.
On le voit aussi dans l’écriture, de plus en plus de scénarios formatés, stéréotypés. Pour moi le vrai cinéma nécessite une démarche artisanale, du temps, un soin apporté à chaque étape. C’est ce temps long qui permet l’émotion et la réflexion. Malheureusement, cela se perd au profit du tout commercial.
Dans votre livre, vous parlez beaucoup de votre approche empirique, du « learning by doing », de l’importance de la pratique.
Comment un jeune directeur de la photographie ou chef opérateur peut acquérir cette « sagesse du métier » comme vous dites, en dehors des formations académiques? Quels sont les conseils ou recommandations que vous pourriez donner pour apprendre le métier sur le tas ?
C’est une très bonne question. Le learning by doing est fondamental dans ce métier qui s’apprend avant tout sur le terrain.
Mon premier conseil serait tout simplement de multiplier les expériences de tournage, dans n’importe quel poste technique. Même si c’est des petits courts-métrages avec peu de moyens. Rien ne vaut le fait d’apprendre en situation réelle, « les mains dans le cambouis » comme on dit.
Deuxièmement, bien observer et écouter les techniciens plus expérimentés. Poser des questions, demander des conseils. Ne pas hésiter à avouer qu’on ne sait pas faire quelque chose.
Troisièmement, se former techniquement le plus possible. Connaître son matériel à fond, lire des manuels techniques, regarder des tutos. Plus on maîtrise la technique, plus on est libre de créer.
Et puis dernier conseil, toujours garder un oeil critique sur son travail. Ne pas hésiter à refaire des plans, tenter de nouvelles approches. Le talent ça s’acquiert à force de pratique et d’analyse.
Voilà en résumé les principales clés selon moi pour apprendre le métier sur le tas ! Le terrain et l’expérience directe sont les meilleurs professeurs.
Une dernière petite question si vous le voulez bien : vous accordez de l’importance à développer son propre style visuel en tant que chef opérateur.
Selon vous, comment un directeur de la photo peut-il affirmer sa patte visuelle personnelle ? Est-ce que cela vient naturellement avec le temps, ou faut-il le travailler consciemment ?
C’est une excellente question. Développer son style visuel personnel, c’est effectivement un processus progressif. Ça ne vient pas du jour au lendemain.
D’abord, je dirais qu’il faut prendre le temps d’expérimenter, d’essayer différentes techniques, différentes approches sur ses premiers projets. Ne pas hésiter à sortir de sa zone de confort.
Ensuite, il est important d’analyser son travail et celui des autres. Comprendre ce qui nous plaît ou non sur un plan visuel. Affiner petit à petit ses goûts.
Et puis oui, une fois qu’on commence à mieux se connaître, il faut oser aller vers des partis pris affirmés. Assumer des choix forts de lumière ou de cadrage qui nous ressemblent. Mais tout en restant à l’écoute des besoins narratifs de chaque projet. Le style personnel ne doit pas devenir une fin en soi qui écrase le film.
Donc en résumé : expérimenter beaucoup, analyser son travail, oser des choix marqués, mais au service de l’histoire. Avec le temps, votre patte se développera naturellement !
> Image de couverture: « Les derniers jours de l’Humanité » (2022), d’Alessandro Gagliardo et Enrico Ghezzi, image: Renato Berta
-
Partager l'article