À travers le récit de son travail sur le court métrage « Ourse », Pascale Marin (AFC, UCO) dévoile les subtilités du métier de directrice de la photographie avec une générosité et un enthousiasme communicatifs.
Son approche, à la fois précise et accessible, permet au grand public de comprendre les enjeux de la création d’une image de cinéma, tandis que les professionnels aguerris y trouvent une mine d’informations techniques et de réflexions sur la pratique du métier.

Cette transcription de son intervention tente de restituer la richesse de son propos, son style direct et sa capacité unique à tisser ensemble considérations techniques, anecdotes de tournage et réflexions sur l’art de l’image. Elle nous rappelle que derrière chaque plan se cache non seulement une maîtrise technique, mais aussi une intense collaboration humaine.

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J’ai fait mes études à Louis Lumière, une école technique réputée qui m’a appris tout ce que je devais savoir techniquement. Le reste, je l’ai appris sur les plateaux de cinéma. C’était peut-être encore plus important que la technique.

Dès ma sortie de l’école, j’ai enchaîné les courts métrages – on parle de dizaines de films. En parallèle, je travaillais comme assistante caméra sur des longs métrages. Il y a une quinzaine d’années, j’ai franchi le cap: j’ai complètement arrêté d’être assistante caméra pour ne plus travailler que comme directrice de la photo.

J’ai fait une dizaine de longs métrages tout en continuant à faire beaucoup de courts métrages, que je considère comme un terrain de jeu fantastique.

Le projet « Ourse »

Je vais vous parler plus en détail de « Ourse », en rentrant dans les secrets de fabrication de comment j’ai travaillé à fabriquer l’image de ce film avec le réalisateur, Nicolas Birkenstock.

Ce n’est pas ma première collaboration avec Nicolas – je l’ai rencontré dès ma sortie de Louis Lumière en 1999. On a fait ensemble sept courts métrages, un documentaire et un long métrage, « La Pièce Manquante » (2012) qui n’a pas rencontré un grand succès même si c’est un film que je trouve toujours très réussi. Nicolas est en écriture de son deuxième long métrage.

Le travail d’écriture étant long, il avait vraiment envie de retrouver les plateaux, il a donc décidé de refaire un court métrage. C’est plus facile de tourner un court puisque ça nécessite moins d’argent. Il m’a donc proposé « Ourse », il m’en a parlé pour la première fois en 2017.

La préparation et le tournage

Pour vous donner une idée du processus, on va commencer par la séquence d’ouverture…

La séquence d’ouverture

Le film s’ouvre sur une éclipse de Lune. Pour filmer cette séquence, nous avons profité d’une véritable éclipse totale en janvier 2019 au dessus de Paris, alors que le film n’était pas encore financé. J’ai proposé à Nicolas de filmer l’éclipse, sachant que la prochaine serait des années plus tard. Il a d’abord dit que nous n’aurions jamais les moyens de louer une caméra, mais je tournais un documentaire à ce moment-là, avec une caméra à disposition. La production du documentaire m’a fait confiance en me laissant prendre la caméra pour une nuit.

J’ai juste eu besoin que le producteur d’Ourse investisse entre 50 et 100 euros pour louer un objectif plus adapté, un 300 mm.  Nous nous sommes installés sur le toit de l’observatoire de Paris, en croisant les doigts pour une nuit dégagée – ce qui fut le cas.

Ces images étaient restées sur mon disque dur pendant un peu plus d’un an. Je savais que sans ces images d’éclipse, on aurait dû acheter des stock shots, ce qui aurait coûté de l’argent qu’on n’a généralement pas en court métrage. Je sentais que le producteur aurait pu essayer de convaincre le réalisateur de couper cette scène. Nous avions donc déjà sécurisé cette séquence.

La préparation

Le film s’est financé entre 2019 et 2020, avec un tournage prévu pour février 2020. On entrait alors dans la phase active de préparation qui comprenait :

  • Des échanges de références avec le réalisateur
  • Des repérages
  • Des essais techniques
  • Une phase de découpage
  • Le choix du matériel
  • La validation du plan de travail

Les références visuelles

Nicolas m’avait donné comme références des plans de « Close Encounters of the Third Kind » ou de « Donnie Darko ». Je lui ai dit en rigolant : « Donc tu veux un film hollywoodien? » Ce qui lui plaisait, mais nous nous sommes aussi échangé des références très diverses allant de photos de Tarkovski à « The Blair Witch Project », de Myrick et Sanchez, ou « The Others » d’Amenabar.

Le choix de la caméra somnambule

Pour les scènes de somnambulisme, Nicolas voulait utiliser une GoPro. Je connais ses avantages et ses inconvénients : c’est une toute petite caméra d’action, parfaite comme caméra de jeu car très compacte, mais elle est très mauvaise en basse lumière.

J’ai proposé de faire des tests avec différentes caméras compactes. Je savais que l’appareil photo Sony Alpha 7S était très sensible, ce qui serait idéal pour les longs trajets qu’Ourse allait faire dans la ville puis dans la forêt.

On a testé quatre caméras :

  • Une DV Sony en mode night shot (qui nous rappelait notre adolescence)
  • Le Sony Alpha 7S II
  • L’Osmo avec son stabilisateur interne
  • La GoPro

Finalement, on a créé un look hybride : on a utilisé l’Alpha pour sa qualité d’image, en lui ajoutant le grain de la caméra DV. J’ai filmé un mur gris avec une caméra DV, l’étalonneur Vincent Amor a extrait le grain et l’a appliqué sur les images de l’Alpha. On lui a aussi ajouté les déformations caractéristiques de la GoPro.

 

Les choix d’optiques

J’ai suggéré à Nicolas d’utiliser des optiques anamorphiques, ce qu’on appelle le format cinémascope. Il ne voulait pas que le format soit trop rectangulaire car dans « Ourse », il allait aussi y avoir les images de la caméra « somnambule ». Ces images auraient fait un peu faux en format panoramique. Je lui ai donc proposé de tourner avec des optiques anamorphiques tout en gardant un ratio d’image 1.85, plus classique. On garde ainsi leur esthétique très particulière tout en recoupant les bords.

On a utilisé des optiques Panavision Primo Anamorphic AL, qui sont des optiques fabriquées à Hollywood et très utilisées dans les films des années 90. L’optique est énorme – le cinquante millimètres est plus grand que la caméra elle-même, qui n’est qu’un petit cube en comparaison. Mais ça valait le coup.

 

Les repérages et les décors

Dans « Ourse », il y a plusieurs décors clés :

  1. La maison et la chambre :
    Nous avons trouvé une maison en Normandie qui correspondait parfaitement. La chambre avait des avantages et des inconvénients :
    – Elle était exiguë et mansardée, ce qui limitait les possibilités d’éclairage par les fenêtres
    – Il fallait donc éclairer de l’intérieur
    – En revanche, une mezzanine au-dessus du lit simplifiait les plans en plongée totale
  2. Le Super Tacos :
    On a trouvé un fast-food avec vue sur la mer :
    – À cause de l’absence du gérant, on ne pouvait filmer que l’extérieur
    – Pour l’intérieur, on a utilisé la cantine du lycée :
    – Une cantine vaste avec des murs rouges et de grandes verrières
    – On a fait croire que la chaîne était plus proche des verrières pour donner une dimension raisonnable au fast-food
    – Challenge particulier : le tournage étant en février, avec seulement 8 heures de jour, j’ai dû compenser la lumière pour faire croire qu’il faisait jour dans les plans intérieurs tournés de nuit

 

Le matériel caméra

  • Caméra principale : ARRI Alexa Mini
  • Caméra secondaire : Sony Alpha 7S II (pour les scènes de found footage)
  • Optiques :
    • Série d’optiques anamorphiques Panavision
    • Canon 300mm pour la scène d’éclipse
    • Canon 24-105 pour l’Alpha 7S II
    • Une dioptries +3 pour un très gros plan de l’œil d’Ourse
  • Stabilisation :
    • Steadicam pour les plans en mouvement dans la forêt
    • Un Easyrig pour les plans en caméra portée, dans la maison et en extérieur
  • Accessoires :
    • Filtres ND
    • Mattebox pour contrôle de la lumière
    • Moniteur SmallHD pour le contrôle du point en direct

Le matériel lumière

  • Sources principales :
    • ARRI Skypanel S60 pour les intérieurs jour et l’extérieur nuit forêt
    • Divers panneaux LED de plus petite dimension pour les ambiances tamisées
    • Dedolight pour les petits accents lumineux
  • Gélatines et diffusion :
    • CTO et CTS pour harmoniser les températures
    • Grids et softbox pour adoucir certaines sources
  • Effets spéciaux lumière :
    • Une machine à brouillard pour la scène de rêve
    • M18 + gélatine colorée pour l’effet jaune entre les arbres

La machinerie

Pour les mouvements de caméra :

  • Pour une séquence on avait prévu une babydoll, chariot de travelling à 3 roues, ultra-maniable mais c’était trop cher
  • On l’a remplacée par un « gros chien » (un chariot à pneus moins maniable)
  • On avait un Steadicam pour une nuit – je n’opère pas le Steadicam, donc un opérateur spécialisé est venu
  • Une dolly classique qu’on a montée jusque dans la chambre d’Ourse, très utile pour les mouvements verticaux fluides

La préparation des listes de matériel

Ces listes sont envoyées aux loueurs qui font des devis. Parfois la production trouve ça trop cher, et dans ce cas :

  • Soit je détermine de quel matériel je peux me passer
  • Soit je précise les jours exacts où j’ai besoin de certains équipements plus coûteux
  • J’ai par exemple fait une liste complémentaire pour les trois nuits dans la forêt, en gardant les projecteurs plus imposants uniquement pour ces scènes

Ce qui me fait choisir un projet

Quand on me demande comment je choisis mes projets, je dirais qu’il y a trois critères principaux :

  1. Le scénario
  2. Le rapport au réalisateur ou à la réalisatrice – comment on communique autour du scénario
  3. L’adéquation entre l’ambition et le budget

Si on me dit « j’ai 300 euros et je veux filmer Star Wars », on va peut-être en rediscuter…
En résumé : la logique de production, un scénario, et un être humain.

Le dépouillement et la préparation technique

Quand je reçois un scénario quasi définitif, selon les cas entre un an et un mois avant le tournage, je fais ce qu’on appelle un dépouillement. Je lis le scénario avec un regard technique. D’ailleurs, tous les postes, pas seulement les directeurs ou directrices de la photo, font ça.

A titre d’exemple pour cette conférence, j’ai utilisé un code couleur :

  • En vert : ce qui concerne la lumière (ma partie)
  • En jaune : les accessoires de plateau
  • En violet : le maquillage

Par exemple, quand je lis « ils assistent à une éclipse de lune, l’éclipse est presque totale et donne à la lune un aspect rougeoyant », ça me donne des indications sur l’éclairage. Ou encore « intérieur, aube » me donne une indication sur l’éclairage qu’il y aura dans la chambre. Le « soleil se lève à peine » me donne aussi des indications et me permet de commencer à faire fonctionner mon imaginaire.

Pour le maquillage, quand on lit « ses cheveux sont en désordre, ils sont poisseux, ses jambes sont bleues et pleines de griffures », la maquilleuse ou le maquilleur sait déjà qu’il va devoir dessiner des blessures sur la jambe de la comédienne.

L’organisation du tournage

Pour le découpage, chaque réalisateur a sa façon de faire. Certains préfèrent décider sur le tournage – ce que je ne recommande pas forcément, même si ça peut avoir son intérêt pour certaines scènes. D’autres vont tout storyboarder. Nicolas a plutôt tendance à faire des plans des décors avec les différents axes caméra, ni trop précis ni trop imprécis.

De mon côté, je fais un tableau détaillé pour tous mes films – avant sur Excel, maintenant sur Google Sheets pour pouvoir le partager facilement avec mon équipe. J’y indique :

  • Les plans avec une description simple
  • Les photos de repérage ou de référence
  • Les focales quand elles sont déjà décidées
  • Mes idées de lumière et de machinerie

C’est un document synthétique qui me permet d’avoir une vision d’ensemble, notamment des transitions entre les séquences, et de communiquer facilement avec mon équipe.

L’équipe technique

Sur ce court métrage bien financé (environ 100 000 euros), mon équipe était constituée de :

  • Deux assistants caméra (un premier qui fait le point, un deuxième qui décharge les cartes)
  • Un chef électricien et un électricien
  • Une cheffe machiniste et un machiniste

C’est une équipe presque plus importante que sur certains de mes longs métrages qui avaient un budget plus fragile.

La post-production

Une fois le tournage achevé, le film part en montage. Très souvent, on m’envoie des versions intermédiaires pour avoir mon avis. Comme on a vu les images au moment où elles se faisaient, on dit souvent qu’on est le premier spectateur du film. J’ai une mémoire assez précise de tous les plans, donc quand je vois une version en montage, je peux dire « êtes-vous sûrs ? On avait aussi ce plan-là qui pourrait fonctionner à cet endroit. »

Dans « Ourse », il y a pas mal d’effets spéciaux (VFX) en post-production. Je fais aussi des retours sur cette partie car c’est la finition du travail de l’image. Par exemple, pour le plan de la Lune au début, on voit d’abord un projecteur sur son pied, qui a été effacé et remplacé par les images qu’on avait tournées en janvier 2019.

Pour la scène du train, on n’allait évidemment pas mettre notre comédienne en danger. La voie ferrée du début est une vraie voie, mais qui était en réfection à ce moment-là. Plus tard dans la forêt, c’est une voie de petit train touristique – l’écartement des rails n’est pas le même, mais ça se remarque à peine. On a filmé la comédienne sur fond vert avec un gros ventilateur pour faire l’effet de souffle. Puis on a filmé un vrai train en se plaçant à une distance cohérente avec la même focale. Le compositing a ensuite combiné les 2 prises de vues.

L’étalonnage

La phase d’étalonnage intervient une fois le film monté. On réajuste les plans en termes de luminosité et de couleurs pour créer une continuité visuelle fluide. Par exemple, si on a des images tournées par temps lumineux et d’autres par temps plus sombre, ça permet de tout harmoniser pour que le spectateur ne sente pas que ça a été tourné dans le désordre.

Questions-Réponses (Q&A)

Q : Comment gérez-vous votre relation avec l’étalonneur ?

De plus en plus, j’ai un étalonneur dès la phase de préparation. J’essaie de concevoir ce qu’on appelle une LUT avant le tournage – un look visuel qui correspond à l’idée que je me fais du film. Je fais rencontrer l’étalonneur au réalisateur et on commence à travailler ensemble. C’est un collaborateur de prise de vue au même titre que mon chef électricien ou ma cheffe machiniste. Je partage avec lui toutes les références visuelles.

L’étalonneur a aussi ce recul comme un monteur – il peut voir des choses qu’on n’avait pas imaginées et proposer des directions nouvelles pour le film.

Q : Comment faites-vous vos retours de montage sans empiéter sur le travail du réalisateur ?

Je reste toujours ultra factuelle. Ce qui désespère monteurs et réalisateurs, c’est quand un producteur ou un distributeur leur demande de réinventer une séquence qui n’a pas été tournée. Moi, je sais précisément ce qui a été tourné. On a un rapport de confiance établi sur le tournage – je laisse totalement sa place de boussole au réalisateur.

Je garde le souvenir du film tel qu’il était à la lecture du scénario, et si je ne le retrouve pas au montage, c’est peut-être ça que je vais interroger. Comme j’ai un bon souvenir des rushes, je peux suggérer d’utiliser tel ou tel plan que je sais existant. Je reste très concrète, je ne vais pas parler philosophie.

Q : Faites-vous attention au genre et à la parité dans la constitution de vos équipes ?

Bien sûr, j’essaye aussi d’avoir une forme de diversité. J’aimerais que nos équipes de cinéma ressemblent un peu plus à la globalité de la population. Étant moi-même une minorité parmi les chefs-ops, c’est un peu naturel pour moi.

Q : Quelle est la scène qui vous a donné le plus de mal à réaliser ?

La scène de rêve était certainement celle qui nous a demandé le plus de réflexion et pour laquelle on avait besoin de déployer le plus de matériel. C’était notre « petit Hollywood ». Il y avait notamment le défi de la fumée en extérieur – avec le moindre souffle de vent, elle s’enfuit très vite. Il y avait aussi tout le soin à apporter aux effets spéciaux, notamment pour le passage du train.


Réactions du public

Parmi le public de l’Espace des Arts, Martine, fidèle spectatrice, était accompagnée de son amie Annette, qui découvrait le festival. Toutes deux n’avaient jamais assisté à une Leçon de Cinéma sous cette forme. Elles ont particulièrement apprécié l’exploration minutieuse du processus de création, ainsi que la manière dont le travail de la directrice de la photographie a été rendu accessible, loin des mystères qui entourent souvent ce métier.
Des termes techniques longtemps restés abstraits – dépouillement, étalonnage – ont enfin pris tout leur sens. Mais c’est surtout la projection d’un plan du film, suivie immédiatement par celle de son making-of, qui a donné corps aux explications, rendant tangible l’alchimie entre conception et réalisation. Une expérience aussi éclairante qu’enrichissante, à renouveler.


Thomas Lallier, UCO avait consacré un portrait à Pascale Marin, que vous découvrez ici.

Photos de la Masterclass : Antoine Mocquet, UCO.