À travers une collection de portraits questions/réponses, l’Union présente les membres de l’association. Aujourd’hui, Clémence Thurninger.

Quand et comment t’es-tu intéressée à la prise de vue ?

Je suis tombée amoureuse de l’objet film lorsque j’étais enfant. Je suis née à Paris mais j’ai toujours vécu à la campagne. Il n’y avait pas de cinéma dans mon village. Le plus proche se trouvait à 15km : pas vraiment possible d’y aller si souvent. Par chance, mes parents nous ont abonnés à Canal plus et c’est ainsi que j’ai pu découvrir et assouvir ma soif de films.

Vers la fin du lycée, au moment où il faut chercher son orientation, un ami m’a appris qu’il était possible de faire des études de cinéma. Je ne savais même pas qu’il existait des écoles ! Au départ, sachant juste que je voulais faire des films, je me suis engagée dans un cycle universitaire à Paris I. Nous avions beaucoup de théorie mais aussi un peu de pratique du film. C’est là que j’ai fait connaissance avec les outils du chef-op : caméra, pellicule, lumière. Cela à été un coup de foudre instantané !

Tournage du film « Hel » réalisé par Katia Priwieziencew et Paweł Tarasiewicz

Quels films t’ont particulièrement marqué visuellement, au point de t’intéresser spécifiquement au travail de l’image ?

Il y a beaucoup de films que j’ai vus avant de savoir même que le travail sur l’image était propre au chef-op. C’est impossible de dire lesquels m’ont le plus marqué mais je peux dire en tout cas ceux que j’ai étudiés sous l’angle du travail du chef-op dans le cadre d’exercices écrits à la fac. Seven est l’un d’eux : le travail sur les couleurs spécifiques à chaque péché, à chaque meurtre est un bon exemple de l’implication de l’image dans le ressenti du spectateur.

Je peux aussi citer quelques autres titres qui me viennent toujours à l’esprit quand je pense aux films qui m’ont poussée vers une réflexion sur l’image :

– Un Condamné à Mort s’est échappé (R. Bresson)
– La Clepsydre (J. Has)
– Delicatessen (J-P. Jeunet et M. Caro)
– La Belle et la Bête (J. Cocteau)
– Locataires (Kim Ki Duk)
– Répulsion (R. Polanski)

Mais aussi beaucoup d’autres encore…

« Kaukaz » court-métrage réalisé par Bolek Kielak, Clem Thurninger et Daniel Wawrzyniak

Quelle a été ta formation initiale ?

Après un bac S option math, j’ai intégré un master cinéma à l’université Paris I – La Sorbonne. Après 2 années, mon Deug en poche, j’ai pu tenter les concours d’entrée aux grandes écoles de cinéma en France (Louis Lumière et la Femis). Sans succès malheureusement, j’ai donc poursuivi mon cycle universitaire. À la fin de ma quatrième année, j’en ai eu marre de Paris et j’ai décidé de tenter des écoles étrangères. L’école de Lodz, très réputée pour son département image, m’a acceptée, donc je suis partie en Pologne et après 1 an d’apprentissage de la langue polonaise, je suis repartie pour 5 années de Master d’art puisque ma maitrise française ne m’autorisait pas d’équivalence…

Quand et dans quel contexte as-tu commencé à travailler en tant que chef-opératrice ?

À la fin de mes études, j’avais déjà mis en image de nombreux courts-métrages. Un ami d’école a décidé en 2012 d’auto-produire son premier long métrage. Il m’a demandé de l’aide et j’ai accepté. Après cela, j’ai accepté tous les jobs, en tant qu’assistante ou en tant que chef-opératrice, qui se présentaient à moi. En Pologne, il n’y a pas autant de sectorisation qu’en France, si bien que j’ai pu travailler sur des projets très différents (documentaire animalier avec Jacques Perrin, pub, clips, théâtre…).

Tournage du film « Hel » réalisé par K. Priwieziencew et P. Tarasiewicz

Sur quels types de films as-tu travaillé et quel serait le meilleur prochain projet ?

J’ai eu la chance de travailler sur tous les types de projets imaginables : de la fiction au documentaire en passant par la pub, la télévision et même la captation en théâtre ou en concert. C’est une grande chance de passer d’un monde à l’autre. Cela permet de s’inspirer d’autres méthodes de travail mais aussi d’autres façons de penser la lumière par exemple. 

Le prochain meilleur projet est un projet de long métrage qui devait se tourner en mai/juin dernier mais qui a dû être décalé en raison du COVID. Il s’agit du second film de ce réalisateur, un australien, qui vit en France. Une comédie noire avec un personnage principal très attachant malgré sa misanthropie. Je ne sais pas si et quand ce film pourra se tourner mais j’ai hâte de travailler avec ce réalisateur car nous avons eu un vrai coup de foudre artistique. Dès les premières discussions, nous avons été sur la même longueur d’onde. Une telle connivence est précieuse entre un réalisateur et un chef-opérateur.

Quelles sont tes sources d’inspiration artistiques ?

J’essaie de regarder beaucoup de films et de séries pour m’imprégner du plus grand nombre de styles de narration différents évidemment. Dès que cela est possible, je traîne dans les expo de peinture, de photo et autres curiosités. J’aime beaucoup échanger avec mes camarades d’école ou d’autres chef-ops du monde entier. Grâce à mes années d’études à Lodz, la fréquentation du festival Camerimage, etc. j’ai eu la chance de créer un réseau international – c’est un vrai plaisir de parler de cinéma et des façons de faire qui parfois diffèrent.

Pour la lumière, j’essaie d’observer la lumière dans la vie de tous les jours : quelles formes et quelles couleurs attirent mon œil plutôt que d’autres, leur composition dans l’espace… Comme je voyage beaucoup pour le travail, j’aime observer les similitudes et les différences en fonction du pays, de la région, des gens. Je n’ai pas une très bonne mémoire mais je sens que tout ce que je rencontre peut ressurgir spontanément lors d’une préparation ou d’un tournage de film. En général, mes inspirations varient d’un projet à l’autre car elles sont apportées en grande partie par les réalisateurs. Les associations d’idées qui se créent lors de ces rencontres forment un chemin qui mène ma pensée vers telle ou telle source précédemment rencontrée. Cela se fait de manière plutôt organique et donc je pense que la meilleure manière de se préparer à ça est d’être curieux dans la vie de tous les jours, de se laisser vagabonder d’un sujet à l’autre, d’une référence à l’autre.

Une installation de nuit – Publicité pour l’Hotel-Spa Bukovina réalisée par Paweł Soja

Te souviens-tu de gaffes regrettables, mais instructives au final ?

Plus qu’une gaffe, c’est une vraie erreur que j’ai commise … Lors d’un tournage de court-métrage produit (j’étais encore étudiante), dans le but de gagner du temps, j’ai voulu modifier l’orientation d’un joker bug qui était fixé en hauteur au-dessus du lit ou se passait l’action. L’actrice, jeune mais talentueuse, était encore allongée sur le lit et lors de ma manipulation, le pare-soleil du joker qui était mal fixé est tombé à quelques centimètres de son visage. J’ai eu beaucoup de chance ! Je pense que je n’aurais jamais pu me pardonner si ce pare-soleil avait blessé ou même défiguré cette jeune actrice en devenir. Depuis ce jour, je me garde bien, tant que possible, de toucher aux lampes pour laisser mon chef électro se charger de cela. Et surtout je demande toujours aux gens de libérer l’espace même si cela fait perdre un peu de temps !

As-tu connu des moments de doute sur ton travail ou ton milieu professionnel ?

Oui et j’en connais toujours. Ma place n’est pas encore acquise et je pense qu’aujourd’hui, le nombre de chef-ops est si important que rien n’est jamais acquis. Nous sommes constamment en recherche d’emploi et c’est un travail constant (en plus de notre travail en préparation et sur le tournage) de « rester dans le circuit ». Récemment, j’ai aussi accepté l’idée que la réalité est un peu plus dure pour les femmes dans ce métier. Cela soulage un peu mon côté très autocritique. Même si de nombreuses femmes chef-opératrices dans le monde ont montré que la condition féminine n’était pas un obstacle, il y a encore beaucoup de réticences ou de blocages (souvent même inconscients) de la part des producteurs/trices et réalisateurs/trices à faire confiance à une femme. En France, la situation est meilleure qu’en Pologne mais apparemment ce constat est vrai pour toute l’Europe. Le collectif FALC (Femmes à la caméra), dont je fais partie, publie une série d’interviews de femmes cheffe-opératrices très intéressante à ce sujet.

« Kamel Léon, gangster » réalisé par Kim Camus

As-tu souvenir de la mise en place d’un dispositif de prise de vues particulièrement original ?

Ce n’était pas si « original » mais pour moi, encore étudiante, c’est resté ancré dans ma mémoire comme une anecdote amusante : pour l’un de mes films de fin d’année, j’avais prévu quelques plans à 1000 images/sec. À l’époque (2010 je crois), ce n’était pas si fréquent de pouvoir s’offrir une caméra highspeed pour un film étudiant. L’un des plans prévu était le portrait d’un vieil homme, à hauteur de taille environ. Afin de l’éclairer correctement pour cette vitesse, il nous a fallu pas moins de 35 kW de lumière tungsten (Keylight 20 kW, Fill-light 5 kW et Backlight 10 kW). Il faut préciser que nous tournions à travers un aquarium et donc que nous avons dû fixer la caméra à 90* par rapport au sol. Aujourd’hui je vois que cela n’est pas un véritable challenge mais, à l’époque, cela faisait partie pour nous des installations hors du commun. Finalement, nous avons eu très chaud dans le studio de l’école, mais les images sont superbes !

Clip « Matter of time » pour Night Marks Electric Trio, réalisé par Filip Tułak

As-tu déjà souhaité passer à la réalisation ?

Non, la réalisation ne m’intéresse pas vraiment. J’aime beaucoup travailler avec la caméra et la lumière. Mais surtout je préfère offrir mon regard et mon savoir-faire à un auteur ayant sa propre histoire. Je me sens plus à l’aise dans ce rôle. Pourtant j’aime réaliser des documentaires très personnels. J’en ai déjà réalisé trois et à mes moments perdus j’essaie de mettre un route un quatrième, qui sera la dernière partie d’un triptyque commencé il y a près de dix ans. Ce sont tous des court-métrages, des films à la forme très poétique. Je ne sais pas si l’on peut donc parler de réalisation à proprement parler. Il s’agit peut-être plutôt d’impressions filmées, un film de chef-op en quelque sorte 🙂

Qu’est-ce que tu aimes et qu’est-ce que tu n’aimes pas dans ton métier ?

J’aime les nombreuses rencontres, raconter des histoires et écouter/regarder celles des autres. J’aime particulièrement travailler avec la lumière, médium à la fois très scientifique et magique. J’aime aussi beaucoup cadrer moi-même et ainsi être en quelque sorte la première spectatrice du film.

Tournage du clip « Matter of time » pour Night Marks Electric Trio, réalisé par Filip Tułak 

Quel conseil donnerais-tu à un aspirant chef-opérateur ?

De ne pas baisser les bras même lors des crises sanitaires ! Malheureusement je n’ai pas de conseil révolutionnaire. Il faut espérer se voir proposer le plus de projets possibles, rencontrer le plus de monde possible afin de créer les opportunités de projets. Et surtout d’être inventif car les budgets et les temps de tournages sont de plus en plus restreints. J’aimerais aussi ajouter une citation de Chris Doyle que je trouve très juste. En réponse à une question sur la volonté de devenir chef-op, lors de son séminaire au dernier Camerimage : « If it’s there, if you have a way to look at the world that gives you pleasure, do it. By all means. Celebrate your ideas – and then take them a little bit further ».

En enfin mon dernier conseil serait d’aller le plus souvent possible au festival Camerimage pour les masterclass et les rencontres.

Clémence Thurninger sur le site de l’Union des chefs-opérateurs

> Image de couverture : « Un papillon dans la gueule du loup » réalisé par Jorge Garcia Fernandez