1er septembre 1905. Un séminariste de 17 ans est arrêté pour le meurtre d’un enfant de 12 ans. Pour comprendre son geste, des médecins lui demandent de relater sa vie depuis son enfance jusqu’au jour du crime.

D’après l’histoire vraie de Bruno Reidal, un jeune paysan du Cantal qui, toute sa vie, lutta contre ses pulsions meurtrières.

« Bruno Reidal » est le premier long-métrage de Vincent Le Port (« Le Gouffre », moyen-métrage, 2016) ; Sélectionné à la Semaine de la Critique de Cannes en 2021 et dans de nombreux festivals, le film est sorti en salles le 23 mars 2022, encensé par la critique.

Le chef opérateur Michaël Capron (« Fort Buchanan », Benjamin Crotty, 2016, « De la terreur mes sœurs », Alexis Langlois, 2019) signe également avec « Bruno Reidal » son premier long-métrage. Vincent et Michaël se sont rencontrés à La Fémis, d’où ils sont sortis en 2010.

Comment avez-vous commencé la discussion commune sur l’image ?

V.L. Pour nous le début de la discussion c’est le scénario, sans aucune image de référence.

Est-ce que quand tu écris tu pars forcément d’une matière littéraire, ou est-ce qu’il t’arrive de partir d’une image ?

V.L. Pour ce film, dans de nombreuses séquences, je n’avais pas d’images en tête. Le scénario part en effet d’une matière littéraire. Pour « Le Gouffre » j’avais des images plus précises en tête. Là je ne savais pas trop visualiser : plan large, plan serré, mouvement ou pas. C’était plus ouvert. Vu qu’écriture et prépa ont été longs, forcément un corpus d’œuvre s’est accumulé dans nos références, avec trois axes : films d’époque, teen movies, et films de tueurs (ou de psychopathes).

M.C. La discussion était très nourrie de références, mais elles étaient très foisonnantes, et parfois même très éparses. Il y avait de nombreuses photos d’époque. Il ne faut oublier que le film s’ouvre sur une scène de photographie d’identité qui reprend les principes de l’anthropométrie policière mis en place par Bertillon au 19e siècle. Il avait créé un système protocolaire de fichage censé classer et surveiller les criminels.

V.L. Au scénario, pendant longtemps ça commençait sur la scène dans la salle d’examen médical et de photo, l’idée c’était que la mise en scène prenne le relais des médecins et des photographes.

M.C. Le regard de l’époque était nourri par l’idée qu’à travers le regard objectif de la photographie on pouvait, en observant l’extérieur, analyser l’intérieur de l’être humain, et quelque part aussi sonder son esprit.

Justement, dans le rapport au cadre, on retrouve souvent une certaine orthogonalité, une symétrie prononcée, qui rappelle les photos d’identité. Il y a dans le film des plans qui partent sur du flou, du chaos et puis tout prend sa place dans une composition harmonieuse où l’humain est au centre, et en même temps, le regard qui est porté sur Bruno n’est pas un regard froid de médecin, mais plutôt un regard empathique et humain, qui réussit le pari très casse-gueule d’entrer en empathie avec un tueur. Comment ce regard s’est-il traduit dans des choses concrètes, comme des choix de focales ou de hauteur caméra ?

V.L. Il y a un truc qu’on ne s’est pas consciemment interdit mais qu’on n’a jamais évoqué comme une possibilité de découpage : jouer la folie à travers des courtes focales, des cadres désaxés, ce qui peut être bien dans certains films, comme « Schizophrenia » (Angst, Gerald Kargl, 1983), mais pour nous il fallait être en focale moyenne, centrée, avec des cadres épurés, limpides, toujours laisser de l’air, en gros plan mais jamais casquette. L’air au-dessus de la tête ça permet de ne pas être directif avec le cadre.

Le choix du ratio d’image en 1.66 vient de cette discussion, j’imagine ?

V.L. Pour faire ce choix on a mis du temps. On hésitait entre du 1.37, 1.50, 1.66 et 1.85.

C’est une forme de neutralité qui nous a fait choisir le 1.66, mais peut-être aussi les décors, où on ne voulait pas trop élargir pour ne pas trop filmer le travail de reconstitution et rester focalisé sur les personnages.

C’est aussi Michaël qui m’a convaincu : après les repérages, on a mis des caches sur nos photos et finalement on a choisi le ratio qui nous semblait le plus juste.

Il y a une dimension plus photographique avec le 1.66, qui se rapproche du ratio du 24×36.

Un autre élément très cohérent dans le film, c’est la manière dont est filmé le rapport de Bruno avec les institutions : les psychiatres, les prêtres, les gendarmes. Les scènes d’église par exemple, ou la première séquence où il va se rendre aux gendarmes, sont filmées en plongée. Mais pourtant ce n’est pas le regard de l’église ou des gendarmes qui est porté sur Bruno.
Je trouve la même cohérence dans les directions de lumière, par exemple dans ce plan au début du film où il se rend chez les gendarmes après le meurtre et on sent sur son visage l’ouverture d’une porte : Bruno vient d’un monde bleuté, naturel, nocturne et il est éclairé par la lumière artificielle, très jaune.

M.C. C’est vrai que dans cette séquence le hors-champ prend une dimension très forte puisqu’on n’a jamais tourné le contre-champ sur les gendarmes, qui restent totalement en off.

V.L. Il y a un regard caméra dans ce plan. Parfois je trouve ça impudique mais là en l’occurrence ce choix s’est imposé. On avait fait des prises où Bruno regardait ailleurs, pas dans l’objectif, et c’était faux, ça ne marchait pas. Et c’est vrai qu’on n’est pas à la place des gendarmes, on est à la place de la porte…on est dans un espace entre lui et les institutions, et le film est exactement là-dedans.

C’est drôle parce que ce plan on ne l’a pas du tout conceptualisé, les choix de cadrage et de lumière se sont faits assez spontanément. On avait par ailleurs mené tout un travail sur l’électricité parce que le film se passe en 1905 et c’est le début de l’éclairage électrique. On s’était dit que les lieux des institutions (la cellule de prison, la gendarmerie) ont la lumière artificielle alors qu’à la ferme, il n’y en a pas. On avait même fait un « casting » d’ampoules à filament. Finalement on n’a pas gardé tout ça au montage.

En ce qui concerne la couleur, entre le séminaire et la prison on trouve les mêmes palettes, beaucoup dans les gris, ce choix est venu naturellement pour faire un lien entre les institutions.

 

Pour moi le film est « pictural » mais pas du tout de la même manière que « Barry Lyndon » (la référence à laquelle on ne peut pas s’empêcher de penser pour un film d’époque, aussi à cause des mouvements de zoom très présents dans « Bruno Reidal »).
Le but n’est pas de recréer un grand tableau en zoomant sur un détail où l’humain retrouve sa place, comme chez Kubrick. Je trouve le film pictural dans sa construction de lumière : souvent la lumière est frontale ; Ce qui fait l’image ce ne sont pas des directions de lumières marquées, ce n’est pas le clair-obscur, mais ce sont des choix de décors, de costumes, qui créent une palette de couleurs.
Dans les directions de lumière, on a presque systématiquement une lumière face sur Bruno et contre-jour sur les personnages qui incarnent les institutions, surtout dans les séquences d’entretien avec les psychiatres.

M.C. C’est vrai que la salle d’interrogatoire psychiatrique était un décor difficile à trouver, et finalement dans celle qu’on a retenu, Bruno allait forcément être éclairé frontalement et les psychiatres à contre-jour. D’ailleurs je redoutais un peu le montage des champs/contre-champs dans ces séquences, l’alternance des lumières éclatées derrière les professeurs et des plans sur Bruno aurait pu s’avérer fatiguant pour l’œil ou bien créer un certain déséquilibre dans les valeurs de ces derniers. On a d’ailleurs passé plus de temps sur ces séquences pour trouver cet équilibre à l’étalonnage.

V.L. C’étaient en effet les scènes les plus longues à monter et à étalonner. Il fallait pouvoir lire le visage des psychiatres sans annuler le contre-jour. Tout le long du film on a essayé de ne pas avoir une lumière ou un cadre trop directifs, trop intentionnels, trop expressionnistes. Il fallait que ça reste réaliste.

Dans les intérieurs ferme la lumière est beaucoup moins frontale, les ouvertures sont latérales et on a orienté les accessoires de décor, comme le lit, en fonction. C’est vrai par contre qu’ailleurs, la lumière est frontale ou alors, par exemple dans la nature, je tenais vraiment à ce qu’on tourne parfois avec une lumière zénithale, quitte à ce que ce soit moins beau, mais je voulais qu’on sente une « chape » écrasante, sans ombres.

Dans les choix de décors, l’institution surplombe toujours Bruno : dans l’interrogatoire, avec cette estrade par exemple, à quel point était-ce conscient ? Ça ne fait pas expressionniste, Bruno n’est pas écrasé, il y a toujours un équilibre fin entre choix de focale, hauteur caméra et décor.

V.L.  Typiquement pour la salle d’examen on a fait de la recherche iconographique et on a retenu la photo d’une salle d’interrogatoire avec une estrade légèrement surélevée, sans que ce soit théâtral pour autant.

Cela permet d’incarner la contradiction entre la réplique du début « Bruno, nous ne sommes pas des juges » et le fait que les psychiatres sont installés sur une estrade et Bruno est enfermé dans une sorte d’îlot…même si le personnage du psychiatre ressent de l’empathie, le rapport est toujours très distancé.

Il y a plusieurs scènes qui sont quasiment des reconstitutions de photos d’époque, comme le premier zoom arrière sur la famille de Bruno. Et c’est intéressant parce que ce sont des zooms qui ne vont pas jusqu’au bout, on n’est pas chez Kubrick, peut-être d’ailleurs parce que vous n’aviez pas les mêmes moyens.
On n’est pas non plus dans le film historique pompeux, c’est fin, on est dans une justesse, un entre deux où on ne filme pas des figurants mais on donne de l’humanité à tous les personnages secondaires : la mère de Bruno, les frères et sœurs, chacun a son identité.

V.L. Ce zoom allait plus loin, et au montage, quand on allait au bout, on tombait dans le film reconstitution d’époque parce qu’on remarquait un détail de décor ou autre chose et au lieu d’être avec ce petit paysan qui nous décrit sa famille, on rentrait dans la « belle reconstitution d’époque ». Quand t’as les moyens de Kubrick, tu peux dézoomer jusqu’au 12 mm et ça marche toujours, nous on s’arrêtait plutôt à 35mm. Sinon le risque c’était de vouloir filmer le travail consciencieux de l’équipe. Jean-Baptiste Alazard, le monteur, a été très fort parce que forcément, toi tu sais que t’as mis quatre heures à préparer ton beau plan avec tes figurants, et t’as envie de le garder, mais au final il n’est pas au service de l’histoire. C’est ça, je pense, qui fait que le film tient en termes de reconstitution.

Il y a une reconstitution de photo dans le séminaire qui est ultra-symétrique, la photo de groupe avec la Madone au centre du cadre…

V.L. On a reconstitué de très près une photo d’époque.

D’une manière plus générale, la déco a bien bossé parce que ça reste épuré, ils n’ont pas mis trop de choses juste pour le plaisir de les filmer. Ils se sont posés les bonnes questions : « Qu’est-ce qu’il y avait dans une ferme à cette époque-là ? »

Chaque accessoire de déco devait avoir une utilité.

Le zoom a une autre fonction pour moi dans le film, celle d’incarner la pulsion meurtrière, qui va avec le désir homoérotique refoulé par Bruno.

C’est en effet un mélange varié de zooms et de travellings. Pour moi ces mouvements annoncent l’introspection de Bruno sur lui-même. A mesure que l’on dézoome, les choses qui entouraient Bruno dans le passé se précisent, on a moins de flou autour de son visage et de plus en plus de détails apparaissent avec ce que la voix évoque.

V.L. Comme ce qu’on montre est un peu « son » film à lui, le récit de Bruno, le monde qu’on voit c’est le monde dont il se souvient en prison.

J’avais souvent en tête Kubrick, comme dans le plan en zoom arrière au séminaire où Bruno sourit, où forcément on pense très fort à Malcolm Mc Dowell dans « Orange mécanique », ou au contraire d’autres zooms où je pensais à Nicholson dans « Shining », parce que dans le mouvement de zoom il y a une ambivalence entre tension et rétention : où ça va s’arrêter ?

C’est pour ça que pour moi le zoom incarne bien le désir, la distance avec un objet du désir inatteignable, la tension de Bruno vers quelque chose sur quoi il n’arrive même pas à mettre de mots. Il y a beaucoup d’érotisme et de pulsion meurtrière, les deux vont ensemble.
Pendant tout le film Bruno tente de se mettre à distance de son désir de meurtre, mais finit par y succomber.

V.L. Je ne sais plus pourquoi sur certains plans on a choisi le travelling plutôt que le zoom, peut-être parce que dans le travelling Il y a plus de douceur, comme dans les plans à l’école où il envie ses petits camarades.

M.C. Dans les scènes d’école il y a ce désir d’être à la place de l’autre, du coup la sensation corporelle du travelling se perçoit différemment et je le trouve plus juste qu’un zoom à ce moment précis du film.

V.L. On n’a pas été dogmatiques sur ce film, on regardait au cas par cas, parfois on a tenté les deux (zoom et travelling) et on a choisi le plus juste.

Bruno a plus d’empathie avec les animaux qu’avec les humains, et ce n’est pas pour rien à mon avis que dans la scène de mise à mort du cochon, qui est quand même pour Bruno la première révélation de ses instincts meurtriers, vous filmez un détail de l’œil du porc.
Alors que quand il tue l’enfant, l’enfant est de dos, il est déshumanisé par le regard de Bruno, qui quand regarde le cadavre de face se rend compte que s’est juste un corps inanimé et perd tout intérêt.

Dans le décor de la ferme il y a cette percée vers la forêt, que j’ai interprété comme une porte de fuite vers la nature, vers un monde naturel vers lequel Bruno tend et qui serait son seul endroit de paix. Est-ce que vous avez cherché un décor avec cette caractéristique ?

V.L. Je ne l’ai jamais envisagé comme ça, mais quand on a trouvé ce décor de ferme, au-delà des raisons pratiques (l’intérieur et l’extérieur de la ferme ont été tournés au même endroit, et toutes les scènes des travaux des champs ont pu être tournées juste à côté, sans tricher), je suis resté très impressionné par cette trouée vers la forêt – ainsi que par son potentiel.

Pour moi Bruno est un type enfermé : dans sa famille, dans ses pulsions, dans la société, et cette porte pour moi représente sa seule manière de s’échapper : le meurtre, qui est pour lui la seule délivrance possible. Il y a tout un moment où on filme un zoom sur lui/zoom vers la forêt, et Bruno trépigne, il s’empêche d’aller vers la forêt, lieu du meurtre. Quand il affûte son couteau, il est devant cette porte.

C’est vrai qu’au début la nature est le seul endroit où il s’échappe de la violence du monde, mais au fur et à mesure du film ça évolue.

M.C. La forêt c’est aussi le seul lieu où Bruno n’est pas enfermé par des murs, où la caméra est plus mobile.

V.L. La cellule de Bruno ressemble à une cellule de moine, la ferme c’est une prison aussi, et donc les seuls moments plus libres, en effet, sont dans la forêt, quand il suit Blondel par exemple, où on a des plans au Steadicam un peu à la Gus Van Sant, plus aériens. Ce n’est pas le cas pour le meurtre, qui se passe en forêt et qu’on a choisi de théâtraliser, notamment par le choix du décor, une sorte de petit vallon entouré de reliefs. Quelque part, le meurtre est une pièce de théâtre que Bruno a en tête depuis dix ans, sauf qu’il se plante dans sa réalisation, une fois qu’il passe à l’acte: il se rend compte que c’est nul et qu’il aurait mieux fait de garder ses fantasmes de meurtre dans sa tête.

M.C. Pour revenir sur la forêt, le tournage de cette journée du meurtre, du matin au soir, s’est étalé en termes de tournage sur au moins dix jours et plusieurs départements différents. C’était très éclaté en termes de jours et de décors, ça réclamait une grande attention à la lumière naturelle.

 

Est-ce que Bresson était une référence ? Pour le cadre notamment.

M.C. Je pense que c’est inconscient, parce que à part pour la prison, où « Un Condamné à mort s’est échappé » (Robert Bresson, 1956) était une référence incontournable pour le fait de tourner dans l’espace exigü d’une cellule, on n’a jamais évoqué tellement cet auteur.

V.L. Ce n’est pas du tout une référence assumée, mais c’est un cinéaste qui m’a beaucoup nourri quand j’étais jeune et forcément ça reste dans la manière de composer le cadre.

L’influence de Bresson réside plutôt dans le fait que chez lui tout est toujours en tension, et j’ai recherché cette même tension dans tous les plans.

Oui, c’est vrai, il n’y a aucun plan « d’illustration » dans ce film, chaque plan a une intention et une tension interne, une composition, une proposition de mise en scène, on ne sent jamais que vous choisissez un axe pour « couvrir ». Par exemple, dans l’interrogatoire, vers la fin du film vous sautez l’axe et on le sent, on sent une bascule dans la scène.
Rien n’est laissé au hasard dans le film, et en même temps ce n’est pas surchargé, ça reste sobre et toujours juste, ce n’est pas clinique ou froid, il y a toujours de l’humain dans chaque plan, et ce pari est tenu tout au long du film.

Parlons un peu plus de technique. Est-ce qu’il y a eu un débat pellicule vs numérique ?

V.L. On voulait tourner en super 16mm, on a fait faire un devis, mais ce n’était pas viable pour l’économie du film. D’où peut-être le choix du 1.66 et d’une assez grande profondeur de champ, ou le choix de tourner en 2K avec l’Alexa mini et de rajouter un peu de grain à l’étalonnage.

Vous avez tourné avec quelles optiques ?

M.C. Une série sphérique Kowa, qui amène parfois des aberrations et des flares intéressants quand on tourne à pleine ouverture. Dans la prison et la salle d’examen, par exemple, ça ramenait des aberrations chromatiques intéressantes, du fait de tourner à contre-jour, on avait parfois une légère teinte sur la totalité de l’image. 

V.L. Je ne regrette pas le Super-16, finalement, ne serait-ce que parce qu’on a beaucoup tourné avec des enfants et ça peut demander beaucoup de prises. De même, pour l’interrogatoire, on a pu faire des prises très longues, et parfois jusqu’à vingt ou trente prises.

M.C. On ne faisait pas tellement de prises finalement. À part ce qui devait être le dernier plan du film et les dernières séquences du film qui n’a pas été monté.

V.L. Après la scène qui clôt le film actuellement, il restait cinq ou six séquences, une sorte d’épilogue qui resonnait avec le début, où on voyait Bruno en prison, on entendait le diagnostic des psychiatres. On a tourné un plan où dans la prison il était sur la coursive, la caméra faisait un travelling circulaire, un plan très compliqué qu’on n’a pas monté.

Mais il y a un travelling circulaire sur le rocher, d’ailleurs je me suis demandé comment vous l’aviez tourné vu que le rocher semble à moitié suspendu dans le vide. On ne sait plus où on est, on se demande si la caméra est dans le vide. C’est incroyable, je me suis demandé si vous l’aviez tourné ailleurs, pas sur le rocher qu’on voit dans le reste de la séquence.

M.C. Eh bien, au départ Vincent avait eu l’idée de tourner pour ce moment-là du film une séquence en Super-8, avec un montage plutôt épileptique un peu à la manière des films de Jonas Mekas.

V.L. L’idée c’était que Bruno imagine sa vie après le meurtre, son voyage en Afrique, qu’il se fasse son film et qu’on le visualise avec un montage très cut et une image peu définie. Mais Michaël a résisté contre cette idée et il a eu raison : ça aurait changé trop soudainement le style du film, et puis en repérages tu as eu l’idée d’un travelling circulaire, où on filme l’horizon et finalement l’horizon se referme sur Bruno.

M.C. En effet, ce travelling synthétisait d’une certaine manière ce motif du cercle, du retour du même et de l’obsession de Bruno. C’était un prototype que Clément Hervouet (chef machino) avait trouvé, avec de petits rails qui ont un écartement de trente centimètres à peine, ce qui nous a permis d’installer des rails circulaires sur le vrai rocher, et de mettre la caméra sur un petit plateau sans opérateur (nous étions debout à côté des rails).
Pour tourner le plan on s’est relayés avec Clément car le travelling était trop long et le parcours trop accidenté pour que je manipule le plateau tout seul : à la moitié du parcours Clément prenait le relais du cadre et complétait le plan, et c’est assez magique, on ne sent pas la transition entre les deux cadreurs.

Ça nous a pris trois heures pour monter le travelling et de nombreuses prises pour le réussir.

V.L. Quand on a tourné il faisait super moche et on a failli annuler la journée parce que ce n’était pas raccordable avec le reste de la séquence, qu’on avait tournée auparavant. Puis finalement on a attendu deux heures jusqu’à une percée de soleil, mais le plan était hyper compliqué : plusieurs heures d’installation de travelling, puis au moment de tourner, plein de fausses teintes, des cadres partout, tout ça pour un plan qui au final est l’un des plus beaux du film.

Est-ce que sur le tournage il y avait beaucoup de matériel électrique ou êtes-vous partis plutôt sur une base de lumière naturelle ?

M.C. L’idée c’était d’utiliser un maximum la lumière naturelle et c’est pourquoi avec le 1er assistant, Maxime L’Anthoen, on a aménagé un plan de travail qui nous permette d’avoir au mieux « la bonne lumière » sur chacun des décors.

On a beaucoup contrôlé le soleil avec des « casquettes » : au-dessus de la cour de ferme notamment on a installé une toile de diff de 6×8 mètres, pour contrôler la lumière naturelle et les directs. Pour les scènes d’intérieur on réutilisait cette toile à l’extérieur au-dessus des fenêtres, pour ré-éclairer en indirect.

 

V.L. On a fait aussi beaucoup de nuits en journée en borniolant afin de pouvoir travailler avec des enfants. Le fait de ne pas tourner de vraies nuits ça nous a permis de nous ménager et de ne pas terminer le tournage sur les rotules.

M.C. Le parti pris était de renforcer les directions données par la lumière naturelle. J’ai envie de dire que c’étaient plutôt les décors qui nous donnaient des directions de lumière, avec leurs singularités architecturales.

V.L. Dans la salle d’examen, derrière la fenêtre vous aviez fait une grosse installation de toiles. L’idée c’est aussi que l’interrogatoire se passe sur plusieurs mois et qu’on va de plus en plus vers une lumière hivernale. Ça doit se sentir mais pas trop, et pourtant on a tourné toutes ces séquences en cinq jours.

Parfois dans la cour de ferme il y avait des réflecteurs de partout, car la ferme n’était pas si bien exposée, il y a des collines autour. Le soleil était vite derrière la colline, vers 16h, malgré le fait qu’on tournait en été.

Il y a eu deux sessions de tournage, été et hiver ?

M.C. Le film se déroulant sur une quinzaine d’années il était important d’avoir cette variété, on a fait une grosse session de tournage en été et ensuite deux semaines en hiver.

V.L. J’aurais aimé faire trois saisons mais ce n’était pas possible en termes de budget. J’aurais aimé avoir un hiver plus rude et un automne. Là, l’hiver n’est pas suffisamment froid à mon goût, on n’a pas la buée qui sort de la bouche, on ne se dit pas qu’on est tout seuls, perdus au milieu du Cantal en 1905. 

Il doit exister des photos du vrai Bruno Reidal. C’était une base pour le casting ?

V.L. Oui, bien sûr, mais c’est surtout la description des médecins qui nous a guidés. Ils disent dans leur compte-rendu qu’il fait 1m62, qu’il a un air très juvénile et qu’il est très chétif. Pour moi c’était important de coller à cette description. Alors que pour le psychiatre, Lacassagne, je m’en foutais de la ressemblance physique, on avait des photos de Lacassagne mais Jean-Luc Vincent ne lui ressemble pas du tout. Parce que pour moi le physique du vrai Lacassagne ne racontait rien de particulier sur le personnage. Alors que pour Bruno, c’est important le fait qu’il soit malingre, qu’il ait cette tête tombante, cet air opaque, impénétrable.

Comme on le filme à trois étapes de sa vie, on s’était dit que le plus important c’est quand il a 17 ans, mais finalement j’ai validé le comédien de 6 ans avant d’avoir casté Dimitri Doré (Bruno à 17 ans). Avec la directrice de casting on a cherché une cohérence et une continuité, en essayant de fonctionner comme dans « Moonlight » (Barry Jenkins, 2016) où trois acteurs au physique très différents interprètent le même personnage à trois âges de sa vie ; Certes dans « Moonlight » ça sert le propos du film, qui raconte un personnage qui joue plusieurs rôles dans sa vie pour cacher sa vraie identité d’homme noir homosexuel, ce qui n’est pas tout à fait le cas pour le personnage de Bruno.
Donc ce qui était important, plus que la forme du visage, c’était qu’il ait un air ordinaire, qu’il soit petit, qu’il ait une forme de banalité.

Dimitri Doré est très magnétique à l’écran, alors que dans la vie il est assez ordinaire, je trouvais ça intéressant que ce ne soit pas quelqu’un avec un visage inquiétant, comme c’est le cas pour l’acteur dans « Schizophrenia », qui est un film grotesque, expressionniste.

Ce que j’ai trouvé impressionnant dans le casting c’est aussi les seconds rôles : par exemple chez les séminaristes, où il y a des visages à l’air en même temps jeune et vieux, des visages poupins où on sent déjà la vieillesse, chez qui on imagine facilement le vieux prêtre pervers : comme chez Blondel, qui est très érotique mais chez qui on devine le vieil homme qu’il deviendra.

M.C. Il y a surtout la fierté, l’assurance qu’ont certains et qui semble manquer cruellement à Bruno.

V.L. Quand on voit les photos d’époque des camarades séminaristes du vrai Bruno Reidal, ils n’étaient pas spécialement beaux, mais il y avait tout ce que Bruno projette sur eux qui m’intéressait.

Est-ce que vous aviez une grosse équipe image ?

M.C. Non pas tellement : deux électros, deux machinos, deux assistants, plus des renforts ponctuels dans certains décors plus imposants comme l’église ou la prison.

V.L. On a eu de grosses journées avec des renforts, sur les 38 jours. On a tourné beaucoup de jours pour un premier film, mais j’ai privilégié le fait d’avoir du temps, quitte à avoir moins de figurants.

Vous avez tourné avec quelle caméra et quel workflow ?

M.C. On a tourné en Alexa mini, en Log 2K.

Vous avez travaillé avec des LUT ? Et à l’étalonnage le travail était très poussé ?

M.C. Sur le plateau, on avait un monitoring en Rec709, très simple. À l’étalonnage, ce sont les séquences d’interrogatoire avec les champs/contrechamps en contrejour qui se sont avérées les plus coriaces. Mais sinon, les lumières étaient posées.

V.L. On a travaillé à La Ruche avec Brice Pancot, c’était compliqué pour trouver quelque chose de sobre sur ces séquences, dès qu’on retravaillait trop le contre-jour sur Lacassagne, ça devenait trop contrasté et la peau prenait un teint cireux.

M.C. On a fait dix jours d’étalonnage, cinq jours au moniteur et cinq jours en salle de projection. C’était assez rapide: une première passe sur tout le film en trois jours, et ensuite plus dans les détails, par séquence.

Pour en revenir aux références, Vincent avait fait un travail d’iconographie par thème : la mort, le séminaire, la masturbation, un peu toutes les étapes du « chemin de croix » de Bruno, c’est un travail précieux qui a été fait en amont pour amasser des informations visuelles de référence pour toutes les équipes : image, déco, maquillage, costumes. Ces images ont nourri notre travail et nos réflexions tout au long de la production. On a pu échanger entre différents corps de métiers sur cette base commune et s’accorder les uns avec les autres.

V.L. Parfois c’était très précis mais parfois c’était en vrac, certaines références d’image concernaient la déco, d’autres le cadre, mais je n’avais pas forcément tout classé, ce qui a donné lieu à de heureux accidents : par exemple, pour la ferme, j’avais choisi une photo avec une couverture de lit jaune qui était une référence de cadre tirée de «  Mes petites amoureuses » (Jean Eustache, 1974) et Arnaud, le chef déco, un jour m’a appelé en me disant « ça y est, j’ai trouvé la couverture parfaite », c’était la même couverture jaune de la photo de référence, au début j’étais un peu étonné mais finalement on l’a gardée, on l’a filmée à plusieurs reprises et on a été contents, on se rappelle de cette couverture jaune.

Une question de mise en scène : j’ai pensé tout le long du film à « Surveiller et Punir » de Michel Foucault (1975, Gallimard – c’est une œuvre de référence du philosophe sur l’émergence de la prison et de la société de contrôle en Europe), sûrement parce que c’est un livre qui m’a beaucoup marqué politiquement.

V.L. Bien sûr, c’est une référence du film. L’histoire se passe en 1905, c’est le début de l’anthropologie criminelle. Pour moi le principal moyen de citer Foucault, c’était le Panopticon (une prison à la conception architecturale particulière – circulaire – qui permet à l’institution d’observer et surveiller en permanence les détenus). Il en restait un seul en France, en état, à Autun, en Bourgogne, et on a pu tourner dedans.
On citait Foucault mais aussi Van Gogh et son tableau avec la ronde de détenus (« La ronde des prisonniers », 1890, inspiré par l’expérience d’internement vécue par Van Gogh à l’asile de Saint-Rémy-de-Provence). C’est un livre qui m’a marqué, une lecture ancienne pour moi, mais ça reste souterrain dans le film, parce que Bruno Reidal est un cas unique. Foucault parle de comment le pouvoir dans la société moderne gère le prolétariat à travers le contrôle des corps, mais l’histoire de Bruno est plus singulière, moins emblématique, moins politique.

À quel point la question du passage à l’acte est-elle centrale dans le film ?

V.L. Ce n’est pas le cœur du film, c’est le moteur dramaturgique : est-ce qu’il va passer à l’acte ou pas ? Et pourtant dès le début du film on sait qu’il est passé à l’acte. L’enjeu n’est dès lors pas dans le suspense de « est-ce qu’il va le faire ou pas ? », ce qui m’intéressait c’était plutôt: combien de temps va-t-il résister à ses pulsions ? Et qu’est-ce que ça fait de résister à ses pulsions ?

Pour moi le côté non-glamour dans la représentation de la violence est une des grandes réussites du film, c’est quelque chose qu’on voit rarement dans les films de tueurs en série. Il n’y a aucune complaisance, le film transmet aux spectateurs la conscience qu’une fois le fait accompli, le meurtrier se retrouve face à un cadavre qui est une sorte de pantin inanimé, grotesque.

V.L. J’aime beaucoup les films d’action, des films violents que j’aime bien, mais sans faire mon moraliste, il y a des films qui représentent la violence d’une manière que je ne supporte pas, comme « Titane » (Julia Ducourneau, 2021). Je ne voulais que dans « Bruno Reidal » la violence soit jouissive ou spectaculaire. Mais ça reste compliqué, au cinéma tout est spectaculaire, on a beau ne pas vouloir être jouissif, on compose un beau cadre avec un corps décapité… On a un kiff à ne pas kiffer aussi : à quel point tu rends ça horrible et à quel point tu rends ça spectaculaire, c’est compliqué.

On peut s’imaginer ce que veut dire le passage à l’acte, confronter le fantasme au réel : pour Bruno c’est une déception absolue.

propos récueillis par Michele Gurrieri, avril 2022

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  • Réalisation : Vincent Le Port
  • Scénario : Vincent Le Port
  • D’après : L’Affaire Reidal. Rapport médico-légal sur un cas de sadisme sanguinaire congénital, de Alexandre Lacassagne, André Papillon & Auguste Rousset
  • Image : Michaël Capron
  • 1er assistant caméra : Paul Morin
  • 2e assistante caméra : Camille Ibanez
  • Chef électricien : Etienne Lesur
  • Electricien : Thibault Bru
  • Chef machiniste : Clément Hervouët
  • Machiniste : Marie Anouke Cougnon-Vilain
  • Steadicam : Simon Veniel, Jake Russell
  • Décors : Arnaud Lucas
  • Costumes : Véronique Gély
  • Son : Marc-Olivier Brullé, Pierre Leblanc, Charlotte Butrak, Romain Ozanne
  • Montage : Jean-Baptiste Alazard
  • Etalonnage : Brice Pancot
  • Effets spéciaux : Sylvain Coisne
  • Producteur(s) : Roy Arida, Pierre-Emmanuel Urcun, Thierry Lounas
  • Production : Stank, Capricci, Arte France Cinéma
  • Interprétation : Dimitri Doré (Bruno Reidal), Jean-Luc Vincent (Lacassagne)
  • Distributeur : Capricci
  • Date de sortie : 23 mars 2022
  • Durée : 1h41

Image de couverture: Dimitri Doré dans le rôle de Bruno Reidal.